On a beau prétendre que les races c'est du pareil au même, un
questionnement s'impose. Montréal est une ville plutôt cosmopolite; pourquoi
alors n'y voit-on jamais des nains hassidims ou des Noirs trisomiques? Parce
que les Juifs cachent leurs nains et que les Noirs sont trop pauvres pour être
mongoliens? Ne me faites pas rire!
De la même manière, les femmes d'origine chinoise sont assez bien
représentées parmi la population montréalaise. Il y en a des superbes, il y en
a des laides, des prolétaires ou des intellectuelles, des prépubères et des
post-ménoposées, Mais dans un cas comme dans l'autre, il s'avère rarissime
qu'elles aient de gros seins. Certains croient que, nationalistes ou communistes,
les Chinois les gardent pour eux.
Personnellement toutefois, j'ai eu la chance de rencontrer Song,
une Chinoise née dans une banlieue de Toronto qui, entre autres qualités, était
dotée d'un buste imparable (Song, pas la banlieue). J'en ai beaucoup joui et de
magnifiques souvenirs m'en sont restés même si, maintenant, j'ai peur qu'une
triade revancharde ne cherche à m'occire pour avoir abusé d'un bien national
aussi précieux. Saint-Normand Bethune, protégez-moi!
Je n'ai pourtant jamais fantasmé sur les Asiatiques contrairement
à un grand nombre d'entre vous, les mecs. On sait ce que c'est, pas vrai: des
femmes racées et énigmatiques qu'on imagine soumises, la science orientale de
l'amour, le riz qui ne colle jamais...
Mais Song n'était rien de tout ça. Ni soumise ni énigmatique. Elle
fumait comme un trou (qu'elle avait d'ailleurs fumant), collectionnait les
cuites et pour ce qui est du riz, ne s'en approchait jamais davantage qu'en
s'emparant d'une des bouteilles de saké qui jouxtaient l'ouzo à la SAQ de Queen
Mary. Sinon, oui, elle était chinoise, tout ce que vous pouvez imaginer: menue,
taille étroite, de petites mains aux doigts fins et habiles, de longs cheveux
noirs luisants, un air de jeunesse immanente, des yeux magnifiques qui
reflétaient tout aussi bien la candeur que la cruauté.
Une Chinoise bref, sauf dans l'attitude, et dans cette étonnante
et somptueuse paire de nichons qu'elle portait en devanture, des seins solides,
d'une ultime concrétion, avec des mamelons baveux et frondeurs qui vous regardaient
de haut. Et moi aussi je les prenais de haut, par le haut ou par le bas, ou
encore direct au centre, droit au mamelon. Pour le grand plaisir de Song. Elle
était très sensible de la poitrine, un véritable épicentre orgasmique, et
aimait que je l'appréhende de multiples manières, que je la perçoive sous
toutes ses courbes. Parfois, je faisais presque semblant que ses seins ne
m'intéressaient pas, léger, nomade, un rien machinal. Dans d'autres temps je
les massais longuement, les triturait et les malaxait jusqu'à la colonne, les
léchait et les suçait jusqu'à ce que Song geigne.
Souvent, suivant sa nature impulsive, lorsque nous nous apprêtions
à faire l'amour, Song, d'un geste machinal, dégrafait elle-même son
soutien-gorge avant de le rejeter au loin d'une main indifférente. Non! Non!
Laisse-moi faire! Lèche! Moi faire! Les femmes sont tellement habituées à
porter des seins que malgré tout ce qu'elles peuvent savoir des fantasmes
masculins, elles traitent ce moment de grâce comme si elles partaient leur
machine à laver. Alors que si parfois, ces femmes, on a envie de leur arracher
leurs vêtements et de les mordre (les femmes, pas la banlieue), à d'autres
moments, on préfère prendre l'infini du temps pour admirer le panorama, tâter
le tissu, goûter ses transparences et ses opacités. Ensuite, à l'abordage,
camarade! Bref, on aime bien se réserver le droit d'enlever soi-même ce tissu
de rêves pour se sidérer dans la voie lactée.
Song n'était pas qu'impulsive lorsqu'elle enlevait son
soutien-gorge. Elle avait des jugements brutaux, des désirs urgents, des
colères foudroyantes. Cette femme, elle te propulsait de l'Eden à la Géhenne en
moins de deux pulsations cardiaques. Mon chéri mon hostie, rentre pas après
minuit... Touche-moi pas j'te tue yes, yes, yeahh, yeaaaaaaaahh, keep on
keeponkeeeponkeepon. Une tigresse, quoi que née l'année du cochon, avec un
ascendant Garde Rouge. Fallait constamment être sur les siennes, de gardes, sur
le qui-vive, paré à ce que Woodstock se transforme en Tiananmen, le rave en
cauchemar. Dans le désordre chronologique.
Abstraction faite de nos cinq ruptures, nous avons passé à peu
près une année ensemble, une année très chargée où nous avons beaucoup voyagé.
Quand nous allons voir ma soeur à Québec, prise de bec; nous écoutons des soap
dans un motel du Vermont, Song me passe un savon; en Virginie elle me passe à
tabac; en randonnée pédestre dans les Cantons de l'Est, elle m'admoneste;
escale à Karpa-la-Juive, elle m'invective; en Irlande elle m'enguirlande, en
Hollande me vilipende, bref, en tous lieux et toutes circonstances, elle me
tance.
J'endurais. Après tout, je n'étais pas exempt de culpabilité. Ni
de calculs. Perdre cette Messaline pour un excès d'adrénaline? Deux gros tétons
pour de bon? Eh puis bon, c'était une femme par ailleurs futée, qui savait
aussi se montrer affectueuse et marrante.
Le bouquet, je l'ai cueilli à Paris. Le dernier de nos
renouements, en odeur de dernière chance, avec des fragrances de quitte ou
double. Les plombs ont pété d'aplomb.
Vacances en Europe. Dix jours. Escale chez mon frère en banlieue
de Paris. Nous visitons le Louvres. On aurait pu y passer deux semaines, un an.
Dans une salle, il y avait le "Radeau de la Méduse", célèbre croûte
de l'époque romantique signée Théodore Géricault 1818
- C'est horrible, cette peinture est en train de se détériorer.
Dans trois ans, elle va tomber en morceaux. Il faudrait environ cinq millions
pour la restaurer mais le Musée ne trouve pas l'argent.
Elle avait vraiment l'air désespéré. C'était la première fois que
je l'entendais parler de peinture.
-Bof, anyway, on l'a vu, Le Radeau, il doit être reproduit dans
une centaine de livres de 15 langues différentes, on le trouve sur Internet. Il
va en rester des traces. L'original dans le fond, on s'en tape. Cinq millions
pour le restaurer, calvaire, qu'ils les donnent à de jeunes artistes pauvres.
Je lui balançai une tirade dans le genre, en plus articulé. Elle
me balança une claque sur la gueule, avec ses propres articulations. Song
choquée, moi médusé, pétrifié. J'ignorais qu'elle avait tant à coeur l'oeuvre
de Géricault. Un souvenir d'enfance peut-être. Ses grands-parents devaient être
des boat people ayant franchi le Pacifique à fond de cale, se partageant
quotidiennement à cent une boîte de sardines et buvant leur urine (pas celle
des sardines).
Dans la foulée, elle a continué à m'invectiver, me traitant
d'inculte, d'ignare, d'anar, de barbare, de connard. Se détournant de la
Méduse, quelques touristes japonais se mirent à nous filmer sur leur caméra
vidéo, délaissant les chef d'oeuvre du Louvres pour du live.
-Les Froggies, tout ce qui ne vient pas des États-Unis, ça vous
passe cent pieds par-dessus la tête!
-Voyons Song, j'te visais pas personnellement, c'est juste de la
peintu...
-Gros colon, tu comprends rien! Pour toi, si c'est pas Bruce
Willis, c'est de la pisse!
-Écou...
-Non seulement tu comprends rien à l'art mais en plus tu me fais
honte devant tout le monde! Et vous les Ducon Nippons, occupez-vous de vos
miches!
Song se retourna contre les touristes qui nous filmaient. Elle
saisit le 35 millimètres de celui qui était le plus près de nous, un
quadragénaire bedonnant, le tira par terre. et foutut un coup de pied dedans.
Elle arrachât des mains d'une mignonne punkette un Sony pour l'écraser avec ses
Doc Martens. Les deux autres vidéastes du groupe se replièrent stratégiquement
tout en continuant à filmer.
Forcément, vu la vertigineuse loufoquerie de la scène, l'hilarité
me chatouillait les lèvres. Mais la plus petite dilatation de ma rate prendrait
des dimensions hiroshimesques, je le savais. L'abstention prévalut.
Se montrant les poings, Song et la punkette s'insultaient
rageusement, chacune dans sa langue colorée. Nippon et Cantonais, touts jaunes
unis, ça s'en envoyait des vertes et des pas mûres.
Sortant de l'ascenseur au pas de course, haletants, les gardes de
sécurité arrivèrent juste à temps pour empêcher les belligérantes d'en arriver
aux coups. Les soldats bleus de la culture expédièrent manu militari tout de
qu'il y avait de jaune dans la salle hors du Louvres. Je suivis.
Dans le wagon de métro qui filait vers la Défense, debout, Song,
j'avais l'impression, revisionnait la scène dans sa tête. Je me demandais de
mon côté si j'avais vraiment envie d'acheter un billet pour la sequel. Elle me
jetait parfois des regards de feu, brûlant de reproches, de rancoeur et de
férocité. Je cherchais quoi dire pour améliorer l'atmosphère. Tourner l'affaire
en dérision? La raisonner? Changer de sujet? À peine les phrases se
formaient-elles dans ma tête qu'elles se disloquaient et fondaient aussitôt
devant l'impossibilité de renflouer notre navire.
Au milieu de la foule, obéissant à une impulsion, je l'ai saisie,
retournée dos contre moi, je l'ai embrassée dans le cou, lui tirant les cheveux
d'une main, lui pétrissant les seins de l'autre.
Je suis sorti à la station de métro suivante et je n'ai pas revu
Song, pas même dans l'avion qui devait nous ramener tous deux en Amérique. Sur
le siège qu'elle avait réservé siégeait un infographe français qui venait tenter
carrière au Québec. Il sentait mauvais.
Drôle de situation, une chance que vous n'étiez pas sur un radeau ensemble avec les vidéastes...
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