dimanche 30 mars 2014

Terreur à Sutton

Le jour de l’ouverture du nouveau supermarché, tout alla bien. Les clients étaient ravis de trouver autant de produits à d’aussi bons prix, vendus par des gens gentils. Les propriétaires firent des beaux profits.
Mais le lendemain matin, une foule de clients mécontents rapportèrent leurs achats. Certains se plaignaient que la crème glacée goûtait le détergent à vaisselle, d’autres que le filet de bœuf enlevait les taches les plus récalcitrantes.
Le gérant de la place fit venir un grand nombre de spécialistes pour régler le problème : des inspecteurs du ministère de l’Agriculture, Pêcheries et Alimentation du Québec (MAPAQ), des urbanistes, des actuaires, et même un exorciste.
Mais c’est un archéologue qui trouva la source du problème. Grâce au journal d’un prêtre jésuite venu évangéliser la Nouvelle-France voilà plus de 2 siècles, il découvrit que l’épicerie était construite par-dessus le caveau funéraire d’un shaman abénaki.
Truite Abstraite fut le sorcier d’une tribu dont le territoire s’étendait jadis de East Farnham jusqu’à Saint-Armand –mais sans Pigeon Hill, terrain neutre que les Amérindiens auraient alors appelé la Suisse, si tant est qu’ils eussent pu connaître ce pays, un des seuls d’Europe qui ne les envahit point. Les Amérindiens de toutes les tribus allaient jouer au bridge à Pigeon Hill sans crainte de se faire fendre le crâne par un tomahawk pour avoir triché.
Truite Abstraite était un shaman renommé bien au-delà de son territoire car sa maladresse était vaste qu’un stationnement de supermarché. Il reçut d’office le poste de son prédécesseur, Mouche Virile, qui reconnut en lui, dès son plus jeune âge, les signes distinctifs d’un homme de magie : un nez aux courbures bizarres, totalement illégales en regard des règlements trigonométriques de la Confédération des géomètres algonquiens (CGE), une manière de danser le hip-hop à contretemps sur des valses de Strauss et un don indubitable pour différencier un saumon faisandé d’un faisan saumoné.
Truite Abstraite était aimé de sa communauté car il se laissait marcher sur les pieds sans faire de commentaires, sinon en les lavant. Malheureusement, il contrôlait mal ses pouvoirs, particulièrement lorsqu’il avait le hoquet. C’est ainsi qu’un jour, il stérilisa toutes les bougabouches à crête flasque de la rivière Yamaska sud-est alors qu’il voulait simplement s’enlever une écharde. C’est pourquoi aujourd’hui on ne retrouve plus aucune bougabouche dans les Cantons. Une autre fois, Truite Abstraite donna des dimensions gigantesques à une cyanobactérie qui lui avait demandé du feu. On l’appela désormais Memphré.
Truite Abstraite était tout de même un être logique : lorsqu’il mourut il décéda simultanément et même trépassa un peu. Tristes mais soulagés, ses congénères l’enterrèrent dans le caveau familial, près de la piste cyclable. Mais ils oublièrent, lors de la cérémonie, de chanter le traditionnel Gens du pays, d’où la sourde colère de Truite Abstraite, même dans l’au-delà.
Des siècles plus tard, grâce à l’archéologue, on répara cette erreur avec 30 choristes, une section de cuivres et une guitare électrique, parce que j’aime bien la guitare électrique.Truite Abstraite repose désormais en paix et à l’épicerie, le tofu est vraiment frais.

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