mercredi 26 mars 2014

Les nouveaux territoires de la privatisation

L’autre jour, j’ai été me promener sur la cime du Mont Pinacle, pas l’autre, celui à Frelighsburg. Je sais pas pour l’autre, mais le celui de Freligh, c’est interdit d’y aller. Il y a quelques années, un promoteur voulait transformer la montagne en centre de ski. Le projet a divisé les villageois. Puis tout d’un coup, le mec de Softimage, Daniel Langlois, a acheté le terrain et hop, plus de centre de ski. Pas de promenades non plus, d’ailleurs.
La beauté du panorama s’alliant à la transgression de l’interdit, c’était vraiment génial d’être là. Même si Daniel Langlois semble quelqu’un de bien, je trouve que privatiser les montagnes, c’est comme privatiser les lacs, c’est dur pour les prolétaires. Je me suis dit, en boutade, qu’on privatiserait bientôt l’air. En y pensant bien, je mettrais pas ma bite au feu que ça arrivera pas. Bell ou GM ou je sais pas qui nous posera des filtres informatisés sur la tronche et quand on paiera pas notre compte, ils rendront le filtre inopérant. Soit on s’étouffera, soit on se mettra de la merde à plein tube dans les poumons.
En y réfléchissant bien, en anticipant le potentiel de développement du phénomène de la privatisation, on peut prévoir qu’un jour, quelqu’un pourrait tout aussi bien privatiser des mots. Ça serait plus payant qu'au Scrabble! 
Disons que Proctor & Gamble achète les droits sur "le". À toutes les fois que quelqu’un prononce ce mot, il doit verser .0005 sous à P&C. Mine de rien, ils font une fortune! Ils investissent alors une partie de leurs bénéfices pour acheter le copyright sur d'autres mots. Ils pourraient même envisager d’acheter des noms d’individus! Un ami me dit d’ailleurs que "Albert Einstein" est une marque de commerce appartenant à l'Université hébraïque de Jérusalem. Comme disait l’autre, un nom propre ne le reste jamais très longtemps.Il y a des mots qui sont très jolis mais dont l’usage est peu courant, au parler comme à l’écrit. On pourrait donc présumer que les droits d'utilisation de "le" se chiffreraient à .001 sous US, tandis que "rogomme", "susurration" ou "esquicher" vaudraient 10 sous. Bref, pour le commerce, il y a beaucoup plus d’avenir avec les articles (contractés ou non), avec les mots vulgaires qu’avec les raretés. Je sais pas comment on dit "Tabernacle" en mandarin ou en cantonnais mais le zig qui met un copyright sur ça, il peut crisser sa poche de riz dans le Yang-Tsé, jeter le caviar par ses fenêtres de vélo, il ne sera jamais pauvre!
Les compagnies en viendront logiquement à privatiser des constructions de phrase. Quebecor ayant un copyright sur « beau », Imperial Tobacco sur tous les temps du verbe « falloir », les deux compagnies opéreront une conne vergence pour « Il fait beau. » Des tonnes de mongols, n’ayant d’autres sujets de conversation que la température, vont y goûter.D’une manière ou d’une autre, il faudra penser à se prémunir contre le piratage du verbe. La nature humaine étant ce qu’elle est, il faut prévoir que d’astucieux délinquants sémantiques, ne respectant pas la propriété privée, utiliseront des enregistrements pour s'exprimer. Il y a de l’avenir pour les juristes!
Quel sera l’impact de la privatisation du verbe sur les citoyens doués du sens du langage mais désargentés? Dans un premier temps, il faut prévoir l’emploi d'une surabondance de synonymes, suivi de l'avènement d'une multitude de néologismes et de métaphores… Tout ça mélangé avec un langage télégraphique, histoire d’éviter les adverbes et les articles coûteux. Pourquoi dire des phrases à 5 piasses comme « Ma (Rogers Communications©) mère (Simpson Sears ©) souffre (Beyers®) du (Proctor and Gamble®) cancer (Genax ™) » quand on peut la remplacer par « Génitrice (Larousse©) trépassant (Dofasco®), qui coûterait aussi peu que 1.39$? Pour économiser encore davantage, les initiés au nouveau « freelangue » (mots libres de droits) n’auront qu’à prononcer « Bobrona Passéout », et ils comprendront très bien que la source femelle d’un rejeton de leur association vient de cracher son bulletin de naissance.
Mais il est évident que les protagonistes du marché langagier en viendront aussi à privatiser les néologismes. Réponse des logo-prolétaires : le langage par signes. Déterminés à protéger leurs avoirs, les hommes d’affaires sauront s’adjoindre les autorités juridiques compétentes pour régulariser la situation. Ainsi, un pauvre type qui, à cause du Parkinson, tremblait du coude gauche sans savoir que cela signifiait « je le prends sans sucre, merci », pourrait se retrouver ruiné jusqu'à la huitième génération.Ultérieurement, les onomatopées seront également retirées du domaine public. On poursuivra le vent qui fuit, les robinets qui grincent, etc.Pour finir, le silence sera privatisé. Désespérés devant leur impuissance à s’exprimer, les pauvres en seront réduits à se flinguer, sans même le recours d'un silencieux.C’est pourquoi il est de toute première urgence que le gouvernement Couillard devance le phénomène en nationalisant le langage. Mais on pourrait craindre que Logo-Québec, après avoir installé des barrages sur le flot intarissable de certains verbomoteurs, permette la création de syntaxeurs privés…

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