samedi 29 juin 2024

BOUCHON 4

 

Pour en revenir à la renouée, ses colonies sont tellement compactes qu’elles ne laissent plus de place aux autres plantes. C’est ce qu’on voit ici. Regarde la tale qui s’étend sur peut-être 500 mètres, il y a a rien d’autres que de la renouée à part un peu d’herbe et de pissenlit.
- Je passe ici en char depuis que j’ai 20 ans, dit Aya, une fleuriste de Montréal, ces plantes-là, elles étaient pas là avant.

- Effectivement. Non seulement elles menacent la biodiversité, mais comme leur rhizome est tellement long, va en profondeur et horizontalement, les renouées du japon peuvent transformer la structure d’un sol, fissurer des routes et des fondations de maison. Ça prend une pelle mécanique pour s’en débarrasser!

- J’ai eu un voisin qui en avait sur son terrain, dit Norbert, le chauffeur du minibus de plantes carnivores. Il les a coupées pis il a mis des toiles par-dessus durant des années. Ensuite, il a enlevé les toiles et il a planté des trucs qui poussent super vite, genre des saules.




Gaston opine du chef et reprend de plus belle sa dissertation. « Côté animal, la perche du Nil et la tortue à oreilles rouges tiennent de la même vitalité monstrueuse que la renouée. Naguère confinée au Mississipi, on la retrouve aujourd’hui jusqu’à Saint-Félicien! Et il y a le cochon sauvage, sus scrofa. Un bijou! Selon Québec Science, il est porteur de plus de 80 maladies, comme la pseudorage , la toxoplasmose, la tuberculose et la peste porcine. Au Canada, il occupe – pour le moment 10 % du territoire terrestre. Au Texas, il cause chaque année des milliards de dollars de dommage à l’agriculture. La compagnie Helibacon organise des chasses au cochon en hélicoptère, avec des mitraillettes! On répand des poisons anticoagulants pour s’en débarrasser! Les portées sont de quatre à sept...

- J’ai trouvé, s’exclame Morgan! Des pois cassés!

Sarah va pour répondre à son amie mais lui indique plutôt d’un hochement de tête la direction d’un champs au loin, où broutent une dizaine de chevreuils.



***

Nuit 2 à Jour 3

En mai l’an dernier, sur Scenic en allant vers Glen Sutton, Jim descendait la grosse côte près de la Chapelle Ste-Agnès. Tout en bas, passé le carrefour du Chemin de la Vallée-Missisquoi, qui mène au Vermont, à une cinquantaine de mètres plus bas qu’un panneau du Stop crochi, un homme gisait sur le côté de la route au pied d’un faux-tremble.

Vers 17h, il y avait très peu de circulation dans la vallée. L’air se rafraîchissait subtilement et les oiseaux recommençaient à chanter. Jim arrêta son véhicule près de l’homme, qui était conscient et geignait; il avait l’oeil droit fermé et dans sa bouche en sang manquaient quelques dents. Sa chemise était déchirée. La roue avant du vélo, qui avait terminé le dérapage dans le fossé, était toute tordue et le guidon était à l’envers.

- Vous voulez que j’appelle une ambulance?

-Je retournerai pas au Québec.

Jim ne comprit pas la réponse. Peut-être que l’homme se croyait déjà au Vermont? La frontière d’East Richford était à deux kilomètres. Il l’aida à se relever et à s’asseoir dans son pick-up. Sur la scène de l’accident, outre le vélo, il y avait une perruque et un sac à dos. Après avoir mis le vélo dans le coffre de son pick-up, Jim avait ramassé la perruque et en la fourrant dans le sac à dos, il se rendit compte qu’il y avait dedans des liasses de billets, dont certains venant d’autres pays,

Jim était un pyromane mais il était honnête, il avait laissé l’argent dans le sac.

- Je vais vous emmener chez nous pour la soirée.

- J’adore le Brésil, répondit l’homme d’une voix satisfaite en appuyant sa tête sur la fenêtre.

Il y avait maintenant plus d’un an que Gate restait chez Jim et Susan, sa mère. Celle-ci, originaire de Puvirnituq, ne trouvait pas incongru qu’un étranger, aussi bizarre soit-il, s’établisse chez elle. Et celui-là l’était, aucun doute là-dessus. Il se promenait nu dans la maison en déblatérant en russe ou en portugais. Il clamait être le maire de Montréal. La nuit, il criait : Bryan, tu m’as abandonné!

Dans le parc de maisons mobiles, il aimait aller voir les voisins et leur parlait sans filtre. Il avait fait un spectacle de rap aux Trudel. Il avait proposé un massage à la femme du conducteur de la déneigeuse. Susan et Jim étaient déjà vus comme des marginaux, on les appelait les Esquimaux de Dunkin, c’est pas Gate qui aidait.

Même ses cadeaux étaient un peu bizarres, comme ce luxueux divan en cuir, qui ne rentrait pas par la porte de la maison mobile. Il avait fallu le laisser dans la cour. Gate avait payé à toute la famille les plus récents téléphones 5G alors qu’il n’y avait même pas de réseau dans la vallée Missisquoi.

Ce qui dérangeait vraiment Susan, c’était la menace permanente qui sourdait de son hôte, le sentiment que ce gars-là pouvait suivre la plus destructrice de ses lubies sans souci pour son entourage. Son Tim, éboueur pour le canton de Potton, était un bon fils aimant qui payait plus que sa part. Il avait quelques traits un peu déviants et Susan redoutait que l’ascendant de Gate ne les exacerbe.

Mais qu’y pouvait-elle?


***


En aval du bouchon, des fêtards vocifèrent autour d’un feu, au grand dam des couche-tôt de leur entourage. Derrière, c’est plus tranquille, mais pour plus de discrétion, avec leur matériel, Jim et Gate traversent le sous-bois et marchent le long de la10 Ouest.

Un kilomètre plus loin, de retour sur le chemin des embouteillés, les acolytes repèrent un bon plan, un camion remorque avec une charge de six voitures sur deux étages.

- C’est mieux si j’y vais seul, chuchote Gate.

Il sort du bois, lentement mais fébrile. Il s’arrête près du pavé. La cabine du camion semble inoccupée mais à cette hauteur, c’est difficile d’en être sûr et le chauffeur dort peut-être. Derrière, la Volvo XC40 2020 est manifestement vide. Gate grimpe sur la remorque et, les pieds sur le capot de la Toyota Blade du premier étage, se hisse tant bien que mal au second. Il ouvre la portière du passager de la Prius en bout de file, y dépose son chiffon imbibé d’essence et regagne les bois le plus vite possible.

Gate se touche et Jim sourit en regardant les flammes se propager dans la Toyota. Ils n’ont jamais mis le feu à une voiture hybride. Les flammes avides ont rapidement pris d’assaut le cuir synthétique du siège, réputé écologique, durable, et résistant à la saleté.

Tout à leur bonheur, les compères ignorent qu’à portée de voix, dans le même sous-bois, deux hommes concrétisent une attraction longtemps contenue.

Aux premiers temps du bouchon, René-Charles et Laurier étaient sortis de leur véhicule en même temps, ils s’étaient vus en même temps. Un choc partagé, mutuellement reconnu chez l’autre. Ils avaient échangé des propos anodins dans l’air chaud de l’après-midi, parmi les klaxons et les jurons, plutôt que de se presser, alors qu’ils ne pouvaient anticiper que cette proximité bénie perdurerait. Mais elle avait perduré.

La nuit, ne dormant que peu, chacun pensait à l’autre tout en guettant la reprise de la circulation qui les éloignerait sans doute définitivement. Mais l’embouteillage avait persisté, à leur plus grand ravissement.

Au crépuscule du second jour, après une journée de tergiversations, les voilà à s’explorer fiévreusement dans le boisé séparant les directions de la 10. Bien qu’affairé à déboutonner la chemisette de Laurier, René-Charles n’en remarque pas moins les flammes qui s’élèvent de l’autoroute et l’écoeurante odeur de caoutchouc brûlé.

- Regarde, il y a un incendie.

Laurier se retourne. « Eille, c’est mon camion! » Il se précipite.

Des gens sont déjà assemblés autour de la remorque lorsqu’il arrive, René-Charles sur ses traces. Les flammes se sont diffusées dans la Prius dont, heureusement, le réservoir est vide. La fumée s’échappe par le dessous. Trois types accourent avec des extincteurs mais avec la voiture juchée là-haut, les interventions sont difficiles.

- Faudrait que je la descende pour pouvoir l’éteindre. Toutes les autres autos peuvent prendre en feu. Mais je suis coincé, y a pas de place!




- Câlisse-la sur mon char, je m’en fous, dit René-Charles. Attends, je vais aller chercher mon portefeuilles et ma mallette.

Laurier grimpe dans son camion et actionne les pompes de la remorque. La Prius en feu dégringole sur la Volvo de René-Charles, écrabouillant le capot et le toit, fracassant son pare-brise. Avec son propre extincteur, le camionneur se joint aux autres pompiers improvisés pour éteindre le feu.

Une foule s’est amassée autour de la scène, parmi laquelle Jim et Gate, toujours ravi, lui, qui se caresse discrètement les parties en regardant mourir les flammes et l’épaisse fumée noire s’engouffrer dans le vent d’ouest. Deux jeunes abrutis, ricanant comme des hyènes sur le crack, canette de bière dans une main et brochette dans l’autre, se fraient un chemin parmi les badauds pour se faire cuire des guimauves sur les vestiges de la Prius.

René-Charles effleure de l’index le poignet de Laurier. « C’est grand comment, ta cabine de camion? », lui demande-t-il du ton le plus neutre possible.

***

1 commentaire:

  1. Au début de CHOC TERMINAL de Neil Stephenson, y'a une chasse au cochon sauvage qui se passe à Waco, Texas. C'est de la pure anthologie ! Le reste du livre dans l'ensemble est également très solide.

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