Salvador, Livan et Fernando cueillent des framboises à travers les déchets dans le sous-bois séparant les deux directions de l'autoroute. Les travailleurs agricoles et leur patronne reviennent d'acheter des jeunes poiriers chez un semencier de Saint-Paul. Les deux premiers accueillent avec plaisir le contretemps causé par le bouchon, qui prolonge cette échappée hors de leur quotidien. Fernando est plus circonspect. Contremaître de la ferme, homme d'ordre, il aime que le plan soit respecté. La nature n'a que faire des bouchons et il y a du travail à faire sur la terre. Fernando se gratte la tête avec son moignon. Combien de temps peuvent survivre les poiriers?
Aube Aubé écoute ses employés rigoler en s'épongeant le front et les tempes, heureuse de n'avoir pas eu le temps de se maquiller avant de partir. Elle ajuste le miroir, replace quelques mèches, elle chasse quelques pensées troublées à propos de son ex pour méditer sur son plan d’affaires. Elle n’a jamais passé tant de tant avec ses employés. Fernando ne se débrouille pas si mal en français, Salvador en maîtrise quelques rudiments et pour le reste, elle-même baragouine un peu d’espagnol, grappillé dans ses voyages au Sud.
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JOUR 2, samedi
Inconfort, insécurité, incertitude sur la reprise de la circulation, ambulances, hélicoptères de stations de télévision, le sommeil des prisonniers du bouchon a été mauvais.
Hier soir, Ulysse est parti chercher du vin au dépanneur en piquant à travers champs et bois. À son retour, il s'est disputé avec Matthieu, qui a fini par lui mettre un grand coup de poing sur le nez. Il se sont réconciliés en buvant la troisième bouteille et le sang a séché sur ses jeans.
Une crise cardiaque a emporté Gulietta Licata, qui s'était allongée sur la banquette arrière de sa Ford Escort 2001.
Philippe a avalé tous ses médicaments, est mort dans son sommeil. Son chien, l'a regardé, assez perplexe. Oui, les mammifères peuvent faire preuve de perplexité. Ensuite, il a gratté dans les fenêtres et jappé. Le voisin de bouchon de Philippe, Aubert (Porsche Panamera) a ouvert la portière et le berger australien s’est sauvé.
Toujours dans le registre animalier, Karine Simard a fait sortir son chat Hugo pour qu'il fasse ses besoins. Hugo s'est aussi sauvé. Karine l’a appelé une partie de la nuit, suscitant d'aigres commentaires de son entourage.
Trois autres personnes sont décédées durant la nuit, dont une par strangulation, qu'on n'a jamais retrouvée; trois autres ont été hospitalisées.
Sur la banquette arrière de leur BMW X5, Samantha a fait du petit galop sur les cuisses d'Antoine. Cette agitation, malgré l'heure tardive et les fenêtres closes, n'a pas échappé à l'attention intriguée des enfants Girard, Eugénie et Benoît Alexandre. (La journée précédente, ils avaient assisté aux funérailles du père de Jean par vidéoconférence sur le téléphone de ce dernier, jusqu’à ce que sa batterie s’éteigne en pleine cérémonie. Il a braillé comme un veau. Il avait oublié son chargeur, comme d’habitude, et interdit à ses enfants d’apporter leur téléphone.
Julien et Clara, un couple de préretraités, ont passé une grande partie de la nuit à écouter Einstein on the beach, l'opéra de Philip Glass. Il y a si longtemps qu'ils voulaient le faire, ils se tenaient la main, ils étaient heureux.
Le mécanisme du toit de sa décapotable s’étant grippé, Karim a passé la nuit sous les étoiles.
David a longuement dragué sa voisine de bouchon, Gladys, 20 ans de moins que lui. Devant l'insistance de l'importun, elle a barré ses portes, remonté ses fenêtres au maximum moins un centimètre pour l'air. Elle s'est retenue longtemps mais il a bien fallu qu'elle sorte et David s'est immédiatement précipité vers elle. Patrick et Samuel l'ont remis à sa place.
Au matin, les survivants sont un peu hagards, désemparés et en colère. Ils abandonnent leur pudeur naturelle pour épancher des besoins qui le sont tout autant; des égouts s’ébauchent dans les sous-bois.
Radio Brome attribue l'embouteillage à l'incendie du Havre cantonal; Ici Estrie, citant un porte-parole du ministère des Transports, évoque la réfection d’un viaduc et affirme que la circulation est figée jusqu'à Sherbrooke.
Dans le bouchon, des rumeurs circulent - elles sont bien les seules. On dit que la paralysie routière est générée par la collision d'un train avec un autobus scolaire (52 morts, le train ne s'est jamais arrêté), l'effondrement d'une tour de 400 logements, le sabotage des plans des ingénieurs routiers par le syndicat des employés de la voirie en lock-out, dans la voiture de tête se trouverait une actrice américaine (Charlize Theron ou Gal Gadot, selon les versions).
Le site Internet du Ministère des Transports est en opération de maintenance. Quand la circulation reprendra-t-elle? Avec l’augmentation vertigineuse du nombre de vols de voitures, personne ne va laisser la sienne ici.
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Isaac, vapote paisiblement, accoté sur sa fourgonnette, le regard porté vers l’aval de la file. Sa voisine vitupère contre la situation, exige la création d’une commission d’enquête, l'intervention de l'armée, la livraison de vivres.
- Vous voulez un beigne?, répond le livreur, empathique.
- Vous les Québécois, vous savez pas ce que c'est un vrai bouchon s'emporte Céline Gimenez. En 2019 Monsieur, entre Paris et Lyon, nous étions 60 000 voitures. 60 000! Et ça a duré 40 heures. Ça c’était un bouchon. »
Va savoir. Lyon, Paris, Isaac ne connaît pas. Du côté de son père, il descend d'une longue lignée de Loyalistes établie dans les Cantons et bien ancrée dans le territoire. Né dans Brome-Missisquoi, il en est rarement sorti. Sa soeur a visité New-York, s'est dorée quelque fois au soleil de Floride. Secrétaire de notaire, elle méprise Isaac, un gagne-petit instable et bizarre, aux troubles mentaux patents quoi que non diagnostiqués.
- La France...
Des ronronnements de moteurs interrompent la conversation. Des scooters apparaissent en aval de la file de véhicules et se disséminent le long de celle-ci. Un scootériste s'arrête et met son véhicule sur son perchoir à la hauteur de Marvin Ouellet, un joueur de hockey junior, et d'Annie Gaudreault, retraitée de l’enseignement (Dodge Hornet).
Isaac et Céline Gimenez s'approchent pour voir ce qui se passe. René Pacotille et Tania Girard les rejoignent.
Le jeune scootériste éteint son moteur et découvre une caisse sur son porte-bagages. « Sandwichs aux œufs? Liqueurs? », propose-t-il.
Marvin a les crocs.
- Combien pour un sandwich?
- 10$
- Wow, c'est des oeufs de quoi?
- Ils sont frais de ce matin. Ça inclut les frais de livraison.
-Je vais en prendre deux.
- Ça sera huit pour moi dit Tania Girard.
- C’est comme la crise du verglas, commente Isaac. Les gens vendaient les génératrices le double du prix. Ils achetaient des bonbonnes de propane 3$ et les revendaient le triple… Eh, tu vas pas lui vendre les sandwichs ce prix là?
Le jeune commerçant lui lance un regard peu amène.
- Mêle-toi de tes affaires.
- Venez Madame, j'ai du pain et des cretons dans mon camion, ça ne vous coûtera rien.
Le commerçant itinérant les suit vers le camion en invectivant Isaac.
- Eille, j’ai eu des frais d’essence pour me rendre ici. Tu vas pas donner ta bouffe!
- C'est pas à moi.
- C'est pas à toi mais tu la donnes?
- C'est différent.
Le jeune grimpe dans la camionnette et donne un coup de pied dans un sac de Whippets et de moulée, la commande de Yolande McNeil, une sexagénaire de la rue Church qui a la dent sucrée et un lévrier italien.
René Pacotille applaudit le geste. « Bravo jeune homme. La libre-entreprise ne doit pas courber l’échine devant l’état-providence. »
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Livan rêvasse pendant que ses collègues et sa boss ramassent de l'eau au bout d'une calvette pour abreuver les racines des poiriers dans la benne de la camionnette. Quelques badaudes déambulantes profitent de sa distraction pour le reluquer. Épaules larges, taille étroite, teint hâlé et sourire ravageur, le Mexicain vaut le coup d’oeil.
Livan n'aime pas trop dormir dans une auto mais il apprécie quand même ce répit loin des champs. Il regarde loin devant lui, par-delà les embouchonnés prostrés et les autres qui tournent en rond, et se demande où va la route. L'an passé, à son premier voyage au Canada, il a essayé de se sauver aux États-Unis mais il s'est perdu dans le bois. Ce n’est que le lendemain qu’il est revenu à sa ferme ontarienne dans un état lamentable, sale, déshydraté, tuméfié. Son patron de l’époque n’avait pas gobé ses explications et il a eu de la chance de pouvoir revenir au Canada.
Livan ignore où va cette route mais sait que la frontière n’est pas très loin, cinquante kilomètres peut-être. Quand la circulation reprendra, il pourrait fausser compagnie à sa boss et aux autres, faire du stop et atteindre la frontière. Dans une de ces voitures, il y a une gringa qui aura du plaisir à l’aider à aller aux États-Unis. Son rêve.
Du fond de la calvette, Aube aperçoit un des nombreux vendeurs sur deux roues qui essaiment le long de l’embouteillage freiner près de Livan et de son pick-up. Elle abandonne sa tâche pour les rejoindre.
- Comme vous va?, articule Livan à la livreuse autonome, dans un français périlleux.
- Oh, il est pas d’ici, lui, répond la vendeuse en regardant Aube. C’est votre mignon ramené de Cuba?
Elle n’as pas aussitôt prononcé sa phrase que Fernando et Salvador entrent dans son champs visuel.
- 0h, ils sont trois! Ça doit avoir faim tout ce monde-là! s’exclame-t-elle en ouvrant la fermeture-éclair de sa glacière.
Elle se rend compte que le plus vieux des travailleurs a un moignon du côté droit. Elle s’apprête à formuler un commentaire lorsqu’un regard de Fernando lui signifie l’impertinence de son babil.
Aube Aubé porte un regard dédaigneux sur le contenu de la glacière.
- Vous avez des salades de quinoa?
- De quoi?
- Une salade de quinoa, ou peut-être un taboulé.
- Madame, t’es pas à Cuba ici. J’ai juste des sandwichs au jambon ou aux cretons pis de la liqueur, j’ai des œufs, des tampons, du papier de toilette pis des briquets.
- Voyons, vous, le quinoa, ça vient pas du tout de Cuba. C’est péruvien. Aujourd’hui, c’est très répandu, on en trouve même dans les grandes surfaces.
- Madame, tu peux rajouter des cretons dans ta sandwich au jambon pis peut-être ça va goûter la quinoa?
Après consultation avec les travailleurs agricoles, une commande de deux sandwichs au creton et six au jambon, de deux boissons gazeuses et deux rouleaux de papier de toilette est déposée auprès de la vendeuse itinérante, une citoyenne de Waterloo, fille et petite-fille de chômeurs comme il y en eut tant jadis dans cette cité souvent méprisée par les Granbyens et les Bromontois.
- Ça va faire 115$ dit la Waterlootoise. Votre salade de canola, je peux vous en rapporter demain, mais faut tu payes là.
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