Jour 2, samedi début de soirée
Le soleil s’incline progressivement sur la grande chenille métallique amorphe de la 10 Est.
Un autre essaim de vendeurs itinérants butine les prisonniers. De l’autre côté, en direction ouest, la circulation est fluide. Certains conducteurs se stationnent le long de la route, traversent le bois séparant les deux routes et vont se prendre en égoportrait avec les sinistrés, parfois livrer vivres et accessoires à des proches, les soulager d’un enfant, d’un vieillard.
La théorie des cinq degrés de séparation a été formulée en 1929 dans la nouvelle Chaînons, écrite par un juif hongrois nommé Frigyes Karinthy,
Le narrateur de la nouvelle affirme que le développement des outils de communications et des moyens de transports a fait de sorte que la distance entre des personnes physiquement éloignées a grandement diminué. Un des personnages postule que chaque être humain, où qu'il soit sur la terre, est relié à n’importe quel autre, aussi loin soit-il, par une chaîne d’un maximum de cinq personnes qui se connaissent l’une l’autre.
Ce n'était que quelques pages dans l'abondante oeuvre littéraire de Karinthy – qui engendra plusieurs générations d’artistes - et elle ne fut pas spécialement remarquée par les lecteurs et la critique de son époque. Il faut préciser que l’humour était un trait marquant de l’écrivain et que sa saillie sur la proximité entre humains pourrait bien n’avoir été qu’une boutade. De fait, Chaînons et son postulat restèrent dans l'oubli pendant près de quatre décennies.
Le concept refit surface à la fin des années 60 chez des mathématiciens, des démographes et des chercheurs en sciences sociales. Le psychologue américain Stanley Milgram mena des expériences pour ausculter l'interconnectivité entre individus à l'échelle américaine. Ce furent les expériences dites du «Phénomène du petit monde». Si son père était hongrois et que les médias firent état de la filiation des travaux du psychologue avec les écrits de son compatriote, le lien entre Milgram et Karinthy reste à prouver. Ce n'était peut-être qu'une de ces idées dans l’air, la logique du temps, transmissible à ceux et celles qui cogitaient sur la démographie et la technologie.
À la fin des années 90, un degré se rajouta à la théorie, qui devint celle des six degrés de séparation ou des six poignées de main; elle continua d'avoir les faveurs de certains scientifiques et d'experts en marketing, qui menèrent différentes expérimentations avec des résultats contradictoires. Selon une expérience, la séparation se chiffrait à quatre degrés. En 2003, le Colombia Small World Project évalua qu'il fallait compter jusqu'à 10 intermédiaires pour relier deux humains pris au hasard sur la planète. Pour d’autres chercheurs, peut-être insensibles à l’imaginaire et à la poétique de cette théorie, celle-ci n'est que fumisterie. Elle n'en continue a pas moins d'alimenter aujourd’hui un impressionnant nombre d’auteurs de téléséries, de films, de chansons et des pièces de théâtre, avec des résultats plus ou moins heureux.
Sarah est elle aussi d’origine hongroise et porte de surcroît le même patronyme que le célèbre auteur de Voyage autour de mon crâne. Son père lui a même assuré qu’ils étaient vaguement cousins. Les parents de Sarah avaient immigré en France en 1980, alors que se préparait la chute du communisme et l'avènement d'un régime parlementaire pluraliste en Hongrie. Les descendants de Frigyes s’étaient aussi exilés en France mais les deux branches ne s’étaient jamais rencontrées.
Assise sur le toit de sa Subaru Outback, Sarah oscille entre une rêverie sur les cinq - ou six ou 10 – degrés de séparation et une réflexion sur son avenir.
Son travail de directrice du Réseau de sentiers forestiers des Appalaches est devenu un calvaire. Le conseil d’administration du Réseau, un organisme paramunicipal et sans but lucratif, a été noyauté par des crypto lobbyistes de développeurs immobiliers qui veulent prélever trois kilomètres carré du réseau, près du lac Carnay, pour y créer un secteur de villégiature appelé Vert-Coquin. De la villégiature? Imbéciles! Un tiers de la ville est déjà constitué de chalets vides trois mois par année alors que les travailleurs peinent à se trouver un toit à un prix raisonnable. Sans parler des Airbnb! Économie de partage? Et mon cul, c’est du bœuf Strogonoff?
Il doit y avoir des centaines, peut-être même des milliers de voitures dans ce bouchon, songe Sarah. En théorie, j’ai des liens avec chacun des gens qui y sont via quelques zigotos. Marrant, quand même. La blonde dans l’Acura, son dentiste pourrait être de Venise-en-Québec; il jouerait de la guitare dans un groupe de garage; la cousine du facteur de la bassiste serait l’avocate de McGregor la Taupe, ce suppôt des entrepreneurs devenu trésorier du Réseau sur ordre du maire.
Ce connard hypocrite de McGregor, j’en ai vu des comme lui en France, j’en ai vu en Hongrie, ce sont eux qui m’ont fait virer du parc de Bükk.
Parce qu’elle avait vivement protesté contre la privatisation d’une partie d’un parc national où elle travaillait, elle avait failli être refoulée au frontières hongroises malgré son passeport.
Sarah sent grimper la fureur. Avant de partir en vacances, elle s’est donné dix jours pour décider si elle restera en poste ou si elle démissionnera. Mais à quelques 30 kilomètres du Réseau, elle n’a pas encore trouvé la réponse. Habituellement, elle n’est pas de celles qui abandonnent, ça c’est sûr.
Si ça se trouve, McGregor est lui aussi dans le bouchon. S’il peut y rester pour l’éternité. Mourir d’une insolation. Devenir un ermite. Partir aux Bermudes avec la Blonde dans l’Acura. C’est quoi cette idée débile de chaîne à la con? Ça n’a servi à rien, à part peut-être jeter les bases de la création d’Internet. Sarah fulmine sur les propensions pérennes de l’homme à s’engouffrer dans la première futilité venue.
Elle a quand même un faible pour Stanley Milgram, son presque compatriote, ce prince de l’Âge d’or de la psycho pop, qui a aussi mené de célèbres expériences sur la soumission. Sous les ordres d’un expérimentateur, des volontaires envoyaient ce qu’ils croyaient être des chocs électriques à des sujets lorsque ceux-ci répondaient incorrectement à des questions. Parce que c’est l’autorité qui l’exigeait, plus de 60% des volontaires acceptaient d’administrer des chocs électriques qu’ils savaient très douloureux. Voici l’homme. Entre la larve soumise et le psychopathe alpha, c’est creux.
Les quelques membres du conseil d’administration du Réseau qui n’ont pas été désignés par le maire ne prodigueraient peut-être pas de chocs électriques sous la pression d’un supérieur hiérarchique, mais ils sont très, très perméables. La vice-présidente, Nora Berger, qui n’est pourtant pas une conne, elle a deux maîtrises (la conne), s’est laissée berner par McGregor, même pas tant par son argumentation – des balivernes – que par son assurance.
Quand bien même chacun connaît chacun par l’entremise de quelques-uns dans cet espèce de stationnement prison qu’est devenue la 10, y a-t-il vraiment quelque chose à tirer de cette théorie? Comment s’articuler à l’humanité entre l’individualisme et l’esprit de troupeau? C’est désespérant. Pas besoin de chaînons pour exalter l’imaginaire et les mystères des relations interindividuelles.
Morgan grimpe sur le toit de la Subaru, son clebs sous le bras, et s’assoit aux côté de Sarah. L’ado, un peu enrobée, vaguement gothique, cheveux noirs noirs, arbore un sourire étonnant pour elle, si farouche, méfiante; il fallait de singulières accointances pour que non seulement elle entre en contact avec Sarah, mais qu’elle se mette à jouer avec elle, au hasard des micro avancées de la circulation. Elles se sont prises à ce jeu des énigmes.
Après un temps de silence, Morgan lance à Sarah : « On va voir si t’es forte. Je suis plus utile quand je suis cassé. Qui suis-je? »
Sarah fronce ostentatoirement les sourcils pour signifier qu’en voilà une de haut niveau. Mais son attention se reporte sur le monologue à haut volume d’un sexagénaire au crâne dégarni qui discoure devant un petit groupe. Elle a déjà eu l’occasion de faire connaissance avec le monsieur hier, Gaston, qui s’est présenté comme un ancien professeur de biologie. Il fait partie d’un groupe de passionnés des plantes carnivores qui s’en allaient visiter les tourbières du parc national Frontenac.
- La renouée du Japon est une des plantes exotiques envahissantes ayant les plus documentées quant à ses impacts sur la biodiversité et les écosystèmes, affirme l’homme en montrant une haute mais banale plante de bord de route.
« Reynoutria japonica, s’enthousiasme le retraité, figure au palmarès des 100 pires espèces envahissantes de la planète selon l’Union mondiale pour la nature. Si au Canada on n’en fait pas encore grand cas, en Angleterre, la présence de cette plante sur un terrain suffit à faire chuter la valeur de la maison qui y a été construite. Ses racines sécrètent des toxines qui bloquent la croissances des autres végétaux. Sa capacité de se reproduire à partir d’un simple fragment de tige, de racine, en font une plante d’une redoutable résistance.
- C’est pas de la phragmite, interroge Fatima?
- Non, les deux plantes ont beaucoup beaucoup en commun, mais la renouée a des fleurs blanches. La phragmite, c’est une sorte de roseau.
Sapristi! u bœuf Strogonoff?
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