Une partie du club d’amateurs de plantes carnivores est réuni avec Ulysse et Mathieu, les deux inspecteurs en civil, Morgan et son beau-père, Jean-Pierre, et la députée lutteuse Fanny Lagacé, qui poursuit la tradition dans la circonscription de Brome-Missisquoi, d’élire des « personnalités » davantage connues pour leurs exploits sportifs que pour leur conception du bien commun ou leurs compétences intellectuelles. Elle n’est pas bête pour autant et, dans les limites d’une appréhension résolument normative du monde et de son propre intérêt bien compris, elle se soucie davantage des autres et de la vérité que ce à quoi l’idéologie de son parti, qui est au pouvoir, ne l’y autorise.
- Dire qu’une fois, je suis resté pris deux heures sur la 10 entre le pont Champlain et Saint-Césaire dit Jean-Pierre en dépiautant la marmotte. Là, mais là, c’est le record absolu.
- Je vais t’expliquer, annonce Sarah, de manière un peu condescendante, en donnant au chien de Morgan les abats de l’écureuil. C’est simple. Le taux d’occupation des véhicules au Québec est de 1,3 %. Le pourcentage de la population qui possède un véhicule a augmenté, la population a augmenté et les bagnoles sont d’année en année plus larges et plus longues. Le réseau routier est pas conçu en fonction de tout ça . Et toc.
Fatima rapporte quelque chose qu’elle a lu sur l’étalement urbain en préparant une salade de choux gras cueillis par Gaston.
- L’étalement urbain, l’étalement urbain, répète Fanny Lagacé, faut bien que les gens restent quelque part. La population s’agrandit, c’est normal qu’on construise de nouvelles maisons.
Elle n’avait jamais rencontré Sarah mais on lui avait qui elle était. Une emmerdeuse. Trouble, big trouble. Sarah sait aussi qui est la députée. Pour l’instant, toutes deux font abstraction de leur statut un peu antagoniste.
- Je vous le concède, poursuit Sarah, On vient d’avoir une année record, c’est la première fois de l’histoire du Canada que la population du pays s’accroît d’un million de personnes en un an. Mais l’étalement urbain ne correspond pas véritablement à la croissance de la population. Il y a la suburbanisation, l’augmentation de l’espace pour chaque individu.
- À Cowansville, la population a doublé le temps que je claque des doigts, dit Jean-Pierre alors que mijotent l’écureuil et la marmotte. Ils ont rasé le bois McClure et les forêts derrière le Super C et le WalMart et ça continue à s’étendre. Derrière le Super-C, ils appellent ça le Quartier des comédiens. Tu penses que ça lui tente, à Gabriel Arcand, d’avoir une rue à son nom avec une SAQ, un salon funéraire, cinq blocs de condos de vieux ? Y a 2000 personnes de plus à Cowansville mais tous ces gens, on ne les voit jamais, y a personne dans les rues, personne ne marche. Ça ressemble pas à une vraie ville. C’est une banlieue de banlieue.
Il en sait quelque chose puisqu’il est peintre en bâtiment et qu’il a bossé dans ces nouveaux quartiers.
- 2000 personnes de plus, commente Sarah en touillant la popote, qui travaillent à peu près tous vers Montréal. Et tout ce que ça rapporte comme commerces et vie sociale supplémentaire, c’est trois magasins de bagnoles et un magasin de vapoteuses. Pas de galerie d’art, de clubs d’échec, d’association de citoyens, nada. C’est une ville-dortoir.
La député-lutteuse observe la scène. Ce n’est pas qu’elle soit manipulatrice, mais elle se rend bien compte qu’elle a eu du flair de rester ici alors qu’elle pu quitter ce cauchemar n’importe quand. « J’étais là. » Elle aura une crédibilité supplémentaire auprès des électeurs.
- Vous êtes ben impatients. Ou nostalgiques, je sais pas. Les nouvelles familles vont prendre racine. Les commerces vont finir par se développer, des activités vont se créer.
- Tous ces monsters-houses à Bromont, c’est dément, observe Gaston. Ils vivent à deux là dedans. Dans ma jeunesse, on était six dans une maison deux fois plus petite.
- S’ils peuvent se le payer, je vois pas de mal à ça, rétorque un des agents de sécurité en civil.
-Les monster houses c’est la métaphore exacte de la boursouflure de l’ego américain, énonce Sarah. Les gens se sentent tellement seuls dans leur maison qu’ils s‘inventent des personnalité multiples pour les peupler. Je pense que…
Fanny Lagacé l’interrompt, contente d’en placer une autre. « À la MRC, on a fait adopter les règlements de zonage pour faciliter l’établissement des tiny houses. À Sutton, aujourd’hui, y en a plus de 25 dans l’ancien quartier de la Filtex.
- J’aimerais ça en avoir une, rêve tout haut Fatima. Je trouve ça bien.
- Ouais, à côté de la Filtex. Ils doivent bien les entendre, les trains. Eux, ils voulaient être sur l’ancien golf, mais la mairie a préféré qu’il soit vendu à Audet pour ses condos qui respectent même pas la hauteur permise dans le secteur. Vous avez facilité les tiny house mais vous avez aussi enlevé les limites sur les Airbnb. À Sutton, ça s’ajoute au 34 % du parc immobilier qui est du logement locatif pour les vacanciers, où les propriétaires font ce qu’ils veulent. Ça va devenir quoi, une ville de touristes et de bourgeois? C’est déjà ça anyway, personne d’autre a les moyens d’y rester. Et pis c’est bien joli, les micro-maisons, mais ça reste marginal, une solution d’individualistes, récupérée par quelques crosseurs qui ont trouvé une manière de faire la piasse en se faisant passer pour des visionnaires et des écologistes. 50 micro-maisons, ça a une plus grosse empreinte environnementale qu’un immeuble, et ça prend plus de place.
- Coudon, tu veux retourner à l’ère des communes?
Quelques voitures plus loin, un couple s’engueule
- Mais c’est très bon ce goulash, s’exclame Fatima. Vous me donnerez la recette.
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