samedi 20 juillet 2024

BOUCHON 6

 Une partie du club d’amateurs de plantes carnivores est réuni avec Ulysse et Mathieu, les deux inspecteurs en civil, Morgan et son beau-père, Jean-Pierre, et la députée lutteuse Fanny Lagacé, qui poursuit la tradition dans la circonscription de Brome-Missisquoi, d’élire des « personnalités » davantage connues pour leurs exploits sportifs que pour leur conception du bien commun ou leurs compétences intellectuelles. Elle n’est pas bête pour autant et, dans les limites d’une appréhension résolument normative du monde et de son propre intérêt bien compris, elle se soucie davantage des autres et de la vérité que ce à quoi l’idéologie de son parti, qui est au pouvoir, ne l’y autorise.

- Dire qu’une fois, je suis resté pris deux heures sur la 10 entre le pont Champlain et Saint-Césaire dit Jean-Pierre en dépiautant la marmotte. Là, mais là, c’est le record absolu.

- Je vais t’expliquer, annonce Sarah, de manière un peu condescendante, en donnant au chien de Morgan les abats de l’écureuil. C’est simple. Le taux d’occupation des véhicules au Québec est de 1,3 %. Le pourcentage de la population qui possède un véhicule a augmenté, la population a augmenté et les bagnoles sont d’année en année plus larges et plus longues. Le réseau routier est pas conçu en fonction de tout ça . Et toc.




Fatima rapporte quelque chose qu’elle a lu sur l’étalement urbain en préparant une salade de choux gras cueillis par Gaston.

- L’étalement urbain, l’étalement urbain, répète Fanny Lagacé, faut bien que les gens restent quelque part. La population s’agrandit, c’est normal qu’on construise de nouvelles maisons.

Elle n’avait jamais rencontré Sarah mais on lui avait qui elle était. Une emmerdeuse. Trouble, big trouble. Sarah sait aussi qui est la députée. Pour l’instant, toutes deux font abstraction de leur statut un peu antagoniste.

- Je vous le concède, poursuit Sarah, On vient d’avoir une année record, c’est la première fois de l’histoire du Canada que la population du pays s’accroît d’un million de personnes en un an. Mais l’étalement urbain ne correspond pas véritablement à la croissance de la population. Il y a la suburbanisation, l’augmentation de l’espace pour chaque individu.

- À Cowansville, la population a doublé le temps que je claque des doigts, dit Jean-Pierre alors que mijotent l’écureuil et la marmotte. Ils ont rasé le bois McClure et les forêts derrière le Super C et le WalMart et ça continue à s’étendre. Derrière le Super-C, ils appellent ça le Quartier des comédiens. Tu penses que ça lui tente, à Gabriel Arcand, d’avoir une rue à son nom avec une SAQ, un salon funéraire, cinq blocs de condos de vieux ? Y a 2000 personnes de plus à Cowansville mais tous ces gens, on ne les voit jamais, y a personne dans les rues, personne ne marche. Ça ressemble pas à une vraie ville. C’est une banlieue de banlieue.

Il en sait quelque chose puisqu’il est peintre en bâtiment et qu’il a bossé dans ces nouveaux quartiers.

- 2000 personnes de plus, commente Sarah en touillant la popote, qui travaillent à peu près tous vers Montréal. Et tout ce que ça rapporte comme commerces et vie sociale supplémentaire, c’est trois magasins de bagnoles et un magasin de vapoteuses. Pas de galerie d’art, de clubs d’échec, d’association de citoyens, nada. C’est une ville-dortoir.




La député-lutteuse observe la scène. Ce n’est pas qu’elle soit manipulatrice, mais elle se rend bien compte qu’elle a eu du flair de rester ici alors qu’elle pu quitter ce cauchemar n’importe quand. « J’étais là. » Elle aura une crédibilité supplémentaire auprès des électeurs.

- Vous êtes ben impatients. Ou nostalgiques, je sais pas. Les nouvelles familles vont prendre racine. Les commerces vont finir par se développer, des activités vont se créer.

- Tous ces monsters-houses à Bromont, c’est dément, observe Gaston. Ils vivent à deux là dedans. Dans ma jeunesse, on était six dans une maison deux fois plus petite.

- S’ils peuvent se le payer, je vois pas de mal à ça, rétorque un des agents de sécurité en civil.

-Les monster houses c’est la métaphore exacte de la boursouflure de l’ego américain, énonce Sarah. Les gens se sentent tellement seuls dans leur maison qu’ils s‘inventent des personnalité multiples pour les peupler. Je pense que…

Fanny Lagacé l’interrompt, contente d’en placer une autre. « À la MRC, on a fait adopter les règlements de zonage pour faciliter l’établissement des tiny houses. À Sutton, aujourd’hui, y en a plus de 25 dans l’ancien quartier de la Filtex.

- J’aimerais ça en avoir une, rêve tout haut Fatima. Je trouve ça bien.

- Ouais, à côté de la Filtex. Ils doivent bien les entendre, les trains. Eux, ils voulaient être sur l’ancien golf, mais la mairie a préféré qu’il soit vendu à Audet pour ses condos qui respectent même pas la hauteur permise dans le secteur. Vous avez facilité les tiny house mais vous avez aussi enlevé les limites sur les Airbnb. À Sutton, ça s’ajoute au 34 % du parc immobilier qui est du logement locatif pour les vacanciers, où les propriétaires font ce qu’ils veulent. Ça va devenir quoi, une ville de touristes et de bourgeois? C’est déjà ça anyway, personne d’autre a les moyens d’y rester. Et pis c’est bien joli, les micro-maisons, mais ça reste marginal, une solution d’individualistes, récupérée par quelques crosseurs qui ont trouvé une manière de faire la piasse en se faisant passer pour des visionnaires et des écologistes. 50 micro-maisons, ça a une plus grosse empreinte environnementale qu’un immeuble, et ça prend plus de place.

- Coudon, tu veux retourner à l’ère des communes?

Quelques voitures plus loin, un couple s’engueule

- Mais c’est très bon ce goulash, s’exclame Fatima. Vous me donnerez la recette.



***

samedi 6 juillet 2024

BOUCHON 5

 

JOUR 3


La circulation reprendra-t-elle avant que les poiriers ne meurent? Aube a décidé de ne pas prendre de chance.

À son instigation, Salvador, Livan et Fernando préparent le terrain pour transplanter les arbrisseaux sur le bord de la route, dans un carré de sol sablonneux miraculeusement dépourvu de renouées du Japon.

Aube aime bien l’idée de commémorer l’événement, de faire un legs horticole à la route. Elle se sent généreuse.

Salvador retourne patiemment la terre, Fernando enlève les pierres et les jette au loin pendant que Livan apporte les poiriers.

- C’est malheureux d’abandonner ces arbres ici. Tu crois que dans cinq ans, quelqu’un récoltera les poires?, dit Salvador

- Si les chevreuils ont pas mangé les arbres, répond Fernando, en arrachant les mauvaises herbes.

Les chevreuils font des déprédations sur la ferme où ils travaillent mais Aube Aubé est demeurée nonchalante et évasive face aux demandes répétées de Fernando de poser des clôtures.

Voilà environ trois ans que la femme d’affaires, en soif de renouveau et mue par un idéalisme confus, a fait l’acquisition de la ferme Jalbert. Elle a conservé les travailleurs étrangers qui y étaient déjà, comme Fernando et Salvador, mais a remplacé le soya, le maïs et la section maraichère par un vignoble et un potager d’espèces dites patrimoniales, une vraie lubie.

Fernando dédaigne les gringos, qu’il trouve paresseux et arrogants. Ils ont la chance d’être nés au Nord, voilà tout. Aube, il croit pas qu’elle a ce qu’il faut pour diriger une ferme. Mais il a un faible pour elle. Non pas tant du désir, bien qu’elle soit jolie, avec son petit nez fin, son corps potelé et ses cheveux courts. C’est son côté vulnérable, son côté petite fille, même si elle doit avoir plus de 45 ans. Sans trop être conscient de tout ça, Fernando a envie de la protéger. Et la protéger, c’est protéger la ferme où il travaille depuis 10 ans. Il y a pris racine. Il est fier de ce qu’il a fait ici et il aime le paysage, l’érablière, le ruisseau au bout du champs, et tout au fond, les montagnes. Quand Fernando va rentrer définitivement chez lui au Mexique partir son élevage d’abeilles, son affaire à lui, il veut que la ferme soit opérationnelle, impeccable. Salvador y sera peut-être encore, mais Livan, jamais. Le fainéant ne rêve que de se sauver aux États-Unis.

- Peut-être qu’on sera à la même place demain et qu’on reviendra les arroser?, dit ce dernier.

- Ça va pas durer éternellement cette histoire, voyons! Je pense qu’on sera parti d’ici pas longtemps, répond Salvador.

- Tu l’as dit hier, Salvador.

- Oui, mais cette fois c’est vrai, je le sens.

Fernando arrache des mains de Livan l’arbre qu’il s’apprêtait à mettre en terre.

- Voyons, tu peux pas les planter si proches. Salvador, fais un trou juste là.

Fernando n’a jamais aimé Livan, malgré les tentatives de celui-ci pour l’amadouer.

Fernando s’agenouille près du trou pour y mettre l’arbrisseau. C’est là qu’il voit l’araignée. Pas plus de quatre centimètres mais des pattes velues, cette figure terrible de la mort impitoyable. Fernando bascule par derrière, se meurtrissant une omoplate sur une roche. Il reste là, prostré. Il est saisi de vertige et d’une grande chaleur, la gorge asséchée. Il voudrait disparaître.

Salvador laisse tomber sa pelle et aide Fernando à s’asseoir. « Doucement, doucement, prends ton temps, respire, elle est partie. »

Ça fait déjà quelques années qu’il travaille avec le manchot mexicain et qu’il a pu constater sa bizarre terreur des araignées. En plus qu’ici, elles sont si petites comparées au Mexique.

Au fil du temps, Salvador l’a vu réagir de manière plus ou moins forte selon les situations. Une fois, il est resté10 minutes couché sur le sol, le regard fixe, il ne réagissait plus à rien, Salvador était sur le bord d’aller chercher des secours. Fernando est une légende chez les travailleurs agricoles d’Amérique latine et même chez les fermiers canadiens. Il était déjà assez connu au Mexique pour qu’un pomiculteur ontarien futé, qui avait en entendu parler, se rende dans l’Aguascalientes pour le voir travailler. L’engager avait été la meilleure affaire de sa vie; les autres employés, qui pour plusieurs détestaient Fernando, s’étaient mis à bosser plus vite pour égaler son rythme. Après deux ans, le type avait offert à Fernando de lui payer une prothèse mais il avait refusé.

Livan observe la scène, sidéré. Ce connard de contremaître pète-sec le regarde de haut mais il chie dans son pantalon à la vue d’une bestiole de rien du tout. Il s’apprête à lâcher une vanne mais le regard de Salvador l’en dissuade. En tout cas, il va se souvenir de ça.





***

Sarah relève son second piège dans un boisé entre deux champs de maïs. Sarah dégage la bête du fil de laiton et la place dans sa besace avec la marmotte. Pour ses voisins du bouchon, elle va préparer un goulasch d’écureuil comme le lui ont enseigné des Roms hongrois voilà quelques années. Avec un extra siffleux.

À l’époque, elle et Tibor, un patrouilleur, arpentaient l’est du parc de Bükk en repérage d’un endroit pour dévier un sentier ravagé par de trop nombreux touristes. Leur marche les avait menés le long d’un ruisseau, qui descendait en cascades une zone abruptement déclinée. Au bas de celle-ci, dans une hêtraie, une famille mangeait autour d’un feu. L’homme s’était levé rapidement, faisant tomber sa casserole, inquiet, agressif, prêt à faire face. Sarah se doutait bien que c’était des braconniers.

La femme avait désamorcé la situation en leur offrant de sa becquetance. De l’écureuil. Un pacte s’était établi. Sarah avait pris soin d’éviter le secteur dans le nouveau tracé du sentier. Elle retournait voir la famille de temps en temps, qui l’appelaient La Francia, à cause de son accent.

Un jour ils étaient disparus pour de bon.

Puis, le parti Fidesz-MPSZ, Victor Orbán en tête, avait été porté au pouvoir. Il avait durci la politique anti-immigration du pays, érigeant des clôtures aux frontières de la Serbie et de la Croatie, accordant des pouvoirs supplémentaires à l’armée et à la police.

Sarah aidait des immigrants clandestins à entrer au pays. Le parc de Bükk était à la frontière de la Slovaquie, bien placé pour aider les Syriens, les Afghans, les Ukrainiens... Ensuite, on les emmenait à Miskolc, à Sopron, à Debrecen ou encore à Budapest.

Mais le réseau du parc avait été démantelé, probablement dénoncé par un employé. Le Fidesz avait été élu avec une grande majorité; après tout, il était fatal que quelqu’un au parc partage son idéologie. Plus tard, le pouvoir se rendrait compte que par-delà sa politique xénophobe, il avait tout de même besoin de faire venir de la main d’oeuvre de l’extérieur. Si possible, d’une couleur pas trop voyante.

En attendant, après une semaine de détention, Sarah avait été mise de force dans un avion pour la France sous prétexte qu’elle n’avait pas de passeport hongrois, elle qui possédait pourtant la double nationalité. Elle avait perdu son passeport, elle perdait toujours tout. Elle devait le retrouver des mois trop tard, inséré dans un bouquin.

La moitié du personnel de Bükk avait applaudi son départ. Elle les faisait chier avec ses principes, son perfectionnisme, sa francitude. Elle travaillait plus que tout le monde et mettait la barre haute.

Elle n’avait pas décoléré durant cinq mois. Ses amies l’avaient toujours connue passionnée et explosive, elle était devenue aigre, maussade et hargneuse, mal engueulée, égocentrique.

N’en pouvant plus, Sarah avait embrassé les siens et était partie faire la route dans les Amériques, cuisinière dans un camps de bûcherons en Oregon, bénévole dans une association de lutte contre le VIH à Nanaimo, prof de français à Thunder Bay et Dawson City. Elle avait descendu la rivière George en canot, fait partie d’une commune de glaneurs à Montréal...

Son embauche comme directrice générale du Parc forestier de Sutton avait mis fin à cette ère d’aventures avant son inévitable péremption. Le travail rêvé au moment parfait. Elle ne connaissait pas Brome-Missiquoi mais était tombée en amour avec son hippisme culturel, son hillbillisme résiduel, son esprit communautaire.

Le parc lui-même était fascinant même si beaucoup moins vaste que celui de Bükk. Les touristes n’en avaient que pour les vues panoramiques et elles valaient bien sûr le coup d’oeil. Mais à cause du climat, de la géologie, des hasards de la vie, le parc abritait des arbres rares aux formes fantastiques, poussant presque horizontalement pour soudainement faire un coude et se redresser vers le ciel, des spécimens de bouleaux blancs de la taille d’un poignet au niveau du sol qui, avec le temps, avaient fini par se rejoindre et ne plus former qu’un seul arbre. des pins haut de 10 mètres qui avaient réussi à croître dans deux centimètres d’humus couronnant des rochers, leurs racines descendant ensuite les flancs de celles-ci pour rejoindre le sol.

Une partie de la forêt du Parc de Sutton n’avait jamais été coupée, fait exceptionnel dans le Sud du Québec. Le reste n’avait pas été touché depuis près de 100 ans. Le PFS comprenait non seulement des arbres centenaires et matures mais des variétés disparues dans la région, comme la caryer ovale; on retrouvait dans ses écosystèmes des plantes classées vulnérables ou en voie de disparition. Sa frontière avec les États-Unis, son historique de bootleggers, lui ajoutaient une dimension mythique.

Sarah avait pris un soin jaloux de la forêt, comme si elle avait projeté sur elle toute cette attention qu’elle était incapable de s’accorder à soi-même ou aux autres. Avec son donquichottisme abrasif et inassouvi, invasif et insoumis, Sarah s’était rapidement gagnée une réputation d’emmerdeuse auprès des élus et des puissants. Ils avaient compris qu’il ne valait mieux ne pas l’affronter en public parce qu’elle était forte en gueule et articulée. Ils n’allaient pas pour autant laisser un pimbêche venue d’Europe gâcher le potentiel économique d’une aire en dormance.

Un bourdonnement se fait entendre dans le ciel alors que Sarah rejoint ses hôtes assemblés en bordure d’un terrain vague. Elle distingue vaguement un objet qui se rapproche lentement.

L’engin se stabilise au-dessus du groupe et commence à descendre. Christine Champigny, préposée aux bénéficiaires à l’hôpital de Granby, affiche un air ravi.

- C’est mon neveu Xavier! Il est tellement intelligent. Pis gentil à part ça!

Avec l’aide de Sarah, Mme Champigny défait le colis attaché au drone. Une salade de thon, une bouteille de 250 millilitres de Bordeaux, livrés de Stanbridge East, où son frère répare des électroménagers. Sa tantine le remercie au téléphone.

samedi 29 juin 2024

BOUCHON 4

 

Pour en revenir à la renouée, ses colonies sont tellement compactes qu’elles ne laissent plus de place aux autres plantes. C’est ce qu’on voit ici. Regarde la tale qui s’étend sur peut-être 500 mètres, il y a a rien d’autres que de la renouée à part un peu d’herbe et de pissenlit.
- Je passe ici en char depuis que j’ai 20 ans, dit Aya, une fleuriste de Montréal, ces plantes-là, elles étaient pas là avant.

- Effectivement. Non seulement elles menacent la biodiversité, mais comme leur rhizome est tellement long, va en profondeur et horizontalement, les renouées du japon peuvent transformer la structure d’un sol, fissurer des routes et des fondations de maison. Ça prend une pelle mécanique pour s’en débarrasser!

- J’ai eu un voisin qui en avait sur son terrain, dit Norbert, le chauffeur du minibus de plantes carnivores. Il les a coupées pis il a mis des toiles par-dessus durant des années. Ensuite, il a enlevé les toiles et il a planté des trucs qui poussent super vite, genre des saules.




Gaston opine du chef et reprend de plus belle sa dissertation. « Côté animal, la perche du Nil et la tortue à oreilles rouges tiennent de la même vitalité monstrueuse que la renouée. Naguère confinée au Mississipi, on la retrouve aujourd’hui jusqu’à Saint-Félicien! Et il y a le cochon sauvage, sus scrofa. Un bijou! Selon Québec Science, il est porteur de plus de 80 maladies, comme la pseudorage , la toxoplasmose, la tuberculose et la peste porcine. Au Canada, il occupe – pour le moment 10 % du territoire terrestre. Au Texas, il cause chaque année des milliards de dollars de dommage à l’agriculture. La compagnie Helibacon organise des chasses au cochon en hélicoptère, avec des mitraillettes! On répand des poisons anticoagulants pour s’en débarrasser! Les portées sont de quatre à sept...

- J’ai trouvé, s’exclame Morgan! Des pois cassés!

Sarah va pour répondre à son amie mais lui indique plutôt d’un hochement de tête la direction d’un champs au loin, où broutent une dizaine de chevreuils.



***

Nuit 2 à Jour 3

En mai l’an dernier, sur Scenic en allant vers Glen Sutton, Jim descendait la grosse côte près de la Chapelle Ste-Agnès. Tout en bas, passé le carrefour du Chemin de la Vallée-Missisquoi, qui mène au Vermont, à une cinquantaine de mètres plus bas qu’un panneau du Stop crochi, un homme gisait sur le côté de la route au pied d’un faux-tremble.

Vers 17h, il y avait très peu de circulation dans la vallée. L’air se rafraîchissait subtilement et les oiseaux recommençaient à chanter. Jim arrêta son véhicule près de l’homme, qui était conscient et geignait; il avait l’oeil droit fermé et dans sa bouche en sang manquaient quelques dents. Sa chemise était déchirée. La roue avant du vélo, qui avait terminé le dérapage dans le fossé, était toute tordue et le guidon était à l’envers.

- Vous voulez que j’appelle une ambulance?

-Je retournerai pas au Québec.

Jim ne comprit pas la réponse. Peut-être que l’homme se croyait déjà au Vermont? La frontière d’East Richford était à deux kilomètres. Il l’aida à se relever et à s’asseoir dans son pick-up. Sur la scène de l’accident, outre le vélo, il y avait une perruque et un sac à dos. Après avoir mis le vélo dans le coffre de son pick-up, Jim avait ramassé la perruque et en la fourrant dans le sac à dos, il se rendit compte qu’il y avait dedans des liasses de billets, dont certains venant d’autres pays,

Jim était un pyromane mais il était honnête, il avait laissé l’argent dans le sac.

- Je vais vous emmener chez nous pour la soirée.

- J’adore le Brésil, répondit l’homme d’une voix satisfaite en appuyant sa tête sur la fenêtre.

Il y avait maintenant plus d’un an que Gate restait chez Jim et Susan, sa mère. Celle-ci, originaire de Puvirnituq, ne trouvait pas incongru qu’un étranger, aussi bizarre soit-il, s’établisse chez elle. Et celui-là l’était, aucun doute là-dessus. Il se promenait nu dans la maison en déblatérant en russe ou en portugais. Il clamait être le maire de Montréal. La nuit, il criait : Bryan, tu m’as abandonné!

Dans le parc de maisons mobiles, il aimait aller voir les voisins et leur parlait sans filtre. Il avait fait un spectacle de rap aux Trudel. Il avait proposé un massage à la femme du conducteur de la déneigeuse. Susan et Jim étaient déjà vus comme des marginaux, on les appelait les Esquimaux de Dunkin, c’est pas Gate qui aidait.

Même ses cadeaux étaient un peu bizarres, comme ce luxueux divan en cuir, qui ne rentrait pas par la porte de la maison mobile. Il avait fallu le laisser dans la cour. Gate avait payé à toute la famille les plus récents téléphones 5G alors qu’il n’y avait même pas de réseau dans la vallée Missisquoi.

Ce qui dérangeait vraiment Susan, c’était la menace permanente qui sourdait de son hôte, le sentiment que ce gars-là pouvait suivre la plus destructrice de ses lubies sans souci pour son entourage. Son Tim, éboueur pour le canton de Potton, était un bon fils aimant qui payait plus que sa part. Il avait quelques traits un peu déviants et Susan redoutait que l’ascendant de Gate ne les exacerbe.

Mais qu’y pouvait-elle?


***


En aval du bouchon, des fêtards vocifèrent autour d’un feu, au grand dam des couche-tôt de leur entourage. Derrière, c’est plus tranquille, mais pour plus de discrétion, avec leur matériel, Jim et Gate traversent le sous-bois et marchent le long de la10 Ouest.

Un kilomètre plus loin, de retour sur le chemin des embouteillés, les acolytes repèrent un bon plan, un camion remorque avec une charge de six voitures sur deux étages.

- C’est mieux si j’y vais seul, chuchote Gate.

Il sort du bois, lentement mais fébrile. Il s’arrête près du pavé. La cabine du camion semble inoccupée mais à cette hauteur, c’est difficile d’en être sûr et le chauffeur dort peut-être. Derrière, la Volvo XC40 2020 est manifestement vide. Gate grimpe sur la remorque et, les pieds sur le capot de la Toyota Blade du premier étage, se hisse tant bien que mal au second. Il ouvre la portière du passager de la Prius en bout de file, y dépose son chiffon imbibé d’essence et regagne les bois le plus vite possible.

Gate se touche et Jim sourit en regardant les flammes se propager dans la Toyota. Ils n’ont jamais mis le feu à une voiture hybride. Les flammes avides ont rapidement pris d’assaut le cuir synthétique du siège, réputé écologique, durable, et résistant à la saleté.

Tout à leur bonheur, les compères ignorent qu’à portée de voix, dans le même sous-bois, deux hommes concrétisent une attraction longtemps contenue.

Aux premiers temps du bouchon, René-Charles et Laurier étaient sortis de leur véhicule en même temps, ils s’étaient vus en même temps. Un choc partagé, mutuellement reconnu chez l’autre. Ils avaient échangé des propos anodins dans l’air chaud de l’après-midi, parmi les klaxons et les jurons, plutôt que de se presser, alors qu’ils ne pouvaient anticiper que cette proximité bénie perdurerait. Mais elle avait perduré.

La nuit, ne dormant que peu, chacun pensait à l’autre tout en guettant la reprise de la circulation qui les éloignerait sans doute définitivement. Mais l’embouteillage avait persisté, à leur plus grand ravissement.

Au crépuscule du second jour, après une journée de tergiversations, les voilà à s’explorer fiévreusement dans le boisé séparant les directions de la 10. Bien qu’affairé à déboutonner la chemisette de Laurier, René-Charles n’en remarque pas moins les flammes qui s’élèvent de l’autoroute et l’écoeurante odeur de caoutchouc brûlé.

- Regarde, il y a un incendie.

Laurier se retourne. « Eille, c’est mon camion! » Il se précipite.

Des gens sont déjà assemblés autour de la remorque lorsqu’il arrive, René-Charles sur ses traces. Les flammes se sont diffusées dans la Prius dont, heureusement, le réservoir est vide. La fumée s’échappe par le dessous. Trois types accourent avec des extincteurs mais avec la voiture juchée là-haut, les interventions sont difficiles.

- Faudrait que je la descende pour pouvoir l’éteindre. Toutes les autres autos peuvent prendre en feu. Mais je suis coincé, y a pas de place!




- Câlisse-la sur mon char, je m’en fous, dit René-Charles. Attends, je vais aller chercher mon portefeuilles et ma mallette.

Laurier grimpe dans son camion et actionne les pompes de la remorque. La Prius en feu dégringole sur la Volvo de René-Charles, écrabouillant le capot et le toit, fracassant son pare-brise. Avec son propre extincteur, le camionneur se joint aux autres pompiers improvisés pour éteindre le feu.

Une foule s’est amassée autour de la scène, parmi laquelle Jim et Gate, toujours ravi, lui, qui se caresse discrètement les parties en regardant mourir les flammes et l’épaisse fumée noire s’engouffrer dans le vent d’ouest. Deux jeunes abrutis, ricanant comme des hyènes sur le crack, canette de bière dans une main et brochette dans l’autre, se fraient un chemin parmi les badauds pour se faire cuire des guimauves sur les vestiges de la Prius.

René-Charles effleure de l’index le poignet de Laurier. « C’est grand comment, ta cabine de camion? », lui demande-t-il du ton le plus neutre possible.

***

vendredi 21 juin 2024

BOUCHON 3

 Jour 2, samedi début de soirée

Le soleil s’incline progressivement sur la grande chenille métallique amorphe de la 10 Est.

Un autre essaim de vendeurs itinérants butine les prisonniers. De l’autre côté, en direction ouest, la circulation est fluide. Certains conducteurs se stationnent le long de la route, traversent le bois séparant les deux routes et vont se prendre en égoportrait avec les sinistrés, parfois livrer vivres et accessoires à des proches, les soulager d’un enfant, d’un vieillard.

La théorie des cinq degrés de séparation a été formulée en 1929 dans la nouvelle Chaînons, écrite par un juif hongrois nommé Frigyes Karinthy,

Le narrateur de la nouvelle affirme que le développement des outils de communications et des moyens de transports a fait de sorte que la distance entre des personnes physiquement éloignées a grandement diminué. Un des personnages postule que chaque être humain, où qu'il soit sur la terre, est relié à n’importe quel autre, aussi loin soit-il, par une chaîne d’un maximum de cinq personnes qui se connaissent l’une l’autre.



Ce n'était que quelques pages dans l'abondante oeuvre littéraire de Karinthy – qui engendra plusieurs générations d’artistes - et elle ne fut pas spécialement remarquée par les lecteurs et la critique de son époque. Il faut préciser que l’humour était un trait marquant de l’écrivain et que sa saillie sur la proximité entre humains pourrait bien n’avoir été qu’une boutade. De fait, Chaînons et son postulat restèrent dans l'oubli pendant près de quatre décennies.

Le concept refit surface à la fin des années 60 chez des mathématiciens, des démographes et des chercheurs en sciences sociales. Le psychologue américain Stanley Milgram mena des expériences pour ausculter l'interconnectivité entre individus à l'échelle américaine. Ce furent les expériences dites du «Phénomène du petit monde». Si son père était hongrois et que les médias firent état de la filiation des travaux du psychologue avec les écrits de son compatriote, le lien entre Milgram et Karinthy reste à prouver. Ce n'était peut-être qu'une de ces idées dans l’air, la logique du temps, transmissible à ceux et celles qui cogitaient sur la démographie et la technologie.

À la fin des années 90, un degré se rajouta à la théorie, qui devint celle des six degrés de séparation ou des six poignées de main; elle continua d'avoir les faveurs de certains scientifiques et d'experts en marketing, qui menèrent différentes expérimentations avec des résultats contradictoires. Selon une expérience, la séparation se chiffrait à quatre degrés. En 2003, le Colombia Small World Project évalua qu'il fallait compter jusqu'à 10 intermédiaires pour relier deux humains pris au hasard sur la planète. Pour d’autres chercheurs, peut-être insensibles à l’imaginaire et à la poétique de cette théorie, celle-ci n'est que fumisterie. Elle n'en continue a pas moins d'alimenter aujourd’hui un impressionnant nombre d’auteurs de téléséries, de films, de chansons et des pièces de théâtre, avec des résultats plus ou moins heureux.

Sarah est elle aussi d’origine hongroise et porte de surcroît le même patronyme que le célèbre auteur de Voyage autour de mon crâne. Son père lui a même assuré qu’ils étaient vaguement cousins. Les parents de Sarah avaient immigré en France en 1980, alors que se préparait la chute du communisme et l'avènement d'un régime parlementaire pluraliste en Hongrie. Les descendants de Frigyes s’étaient aussi exilés en France mais les deux branches ne s’étaient jamais rencontrées.

Assise sur le toit de sa Subaru Outback, Sarah oscille entre une rêverie sur les cinq - ou six ou 10 – degrés de séparation et une réflexion sur son avenir.

Son travail de directrice du Réseau de sentiers forestiers des Appalaches est devenu un calvaire. Le conseil d’administration du Réseau, un organisme paramunicipal et sans but lucratif, a été noyauté par des crypto lobbyistes de développeurs immobiliers qui veulent prélever trois kilomètres carré du réseau, près du lac Carnay, pour y créer un secteur de villégiature appelé Vert-Coquin. De la villégiature? Imbéciles! Un tiers de la ville est déjà constitué de chalets vides trois mois par année alors que les travailleurs peinent à se trouver un toit à un prix raisonnable. Sans parler des Airbnb! Économie de partage? Et mon cul, c’est du bœuf Strogonoff?

Il doit y avoir des centaines, peut-être même des milliers de voitures dans ce bouchon, songe Sarah. En théorie, j’ai des liens avec chacun des gens qui y sont via quelques zigotos. Marrant, quand même. La blonde dans l’Acura, son dentiste pourrait être de Venise-en-Québec; il jouerait de la guitare dans un groupe de garage; la cousine du facteur de la bassiste serait l’avocate de McGregor la Taupe, ce suppôt des entrepreneurs devenu trésorier du Réseau sur ordre du maire.

Ce connard hypocrite de McGregor, j’en ai vu des comme lui en France, j’en ai vu en Hongrie, ce sont eux qui m’ont fait virer du parc de Bükk.

Parce qu’elle avait vivement protesté contre la privatisation d’une partie d’un parc national où elle travaillait, elle avait failli être refoulée au frontières hongroises malgré son passeport.

Sarah sent grimper la fureur. Avant de partir en vacances, elle s’est donné dix jours pour décider si elle restera en poste ou si elle démissionnera. Mais à quelques 30 kilomètres du Réseau, elle n’a pas encore trouvé la réponse. Habituellement, elle n’est pas de celles qui abandonnent, ça c’est sûr.

Si ça se trouve, McGregor est lui aussi dans le bouchon. S’il peut y rester pour l’éternité. Mourir d’une insolation. Devenir un ermite. Partir aux Bermudes avec la Blonde dans l’Acura. C’est quoi cette idée débile de chaîne à la con? Ça n’a servi à rien, à part peut-être jeter les bases de la création d’Internet. Sarah fulmine sur les propensions pérennes de l’homme à s’engouffrer dans la première futilité venue.

Elle a quand même un faible pour Stanley Milgram, son presque compatriote, ce prince de l’Âge d’or de la psycho pop, qui a aussi mené de célèbres expériences sur la soumission. Sous les ordres d’un expérimentateur, des volontaires envoyaient ce qu’ils croyaient être des chocs électriques à des sujets lorsque ceux-ci répondaient incorrectement à des questions. Parce que c’est l’autorité qui l’exigeait, plus de 60% des volontaires acceptaient d’administrer des chocs électriques qu’ils savaient très douloureux. Voici l’homme. Entre la larve soumise et le psychopathe alpha, c’est creux.

Les quelques membres du conseil d’administration du Réseau qui n’ont pas été désignés par le maire ne prodigueraient peut-être pas de chocs électriques sous la pression d’un supérieur hiérarchique, mais ils sont très, très perméables. La vice-présidente, Nora Berger, qui n’est pourtant pas une conne, elle a deux maîtrises (la conne), s’est laissée berner par McGregor, même pas tant par son argumentation – des balivernes – que par son assurance.

Quand bien même chacun connaît chacun par l’entremise de quelques-uns dans cet espèce de stationnement prison qu’est devenue la 10, y a-t-il vraiment quelque chose à tirer de cette théorie? Comment s’articuler à l’humanité entre l’individualisme et l’esprit de troupeau? C’est désespérant. Pas besoin de chaînons pour exalter l’imaginaire et les mystères des relations interindividuelles.

Morgan grimpe sur le toit de la Subaru, son clebs sous le bras, et s’assoit aux côté de Sarah. L’ado, un peu enrobée, vaguement gothique, cheveux noirs noirs, arbore un sourire étonnant pour elle, si farouche, méfiante; il fallait de singulières accointances pour que non seulement elle entre en contact avec Sarah, mais qu’elle se mette à jouer avec elle, au hasard des micro avancées de la circulation. Elles se sont prises à ce jeu des énigmes.

Après un temps de silence, Morgan lance à Sarah : « On va voir si t’es forte. Je suis plus utile quand je suis cassé. Qui suis-je? »

Sarah fronce ostentatoirement les sourcils pour signifier qu’en voilà une de haut niveau. Mais son attention se reporte sur le monologue à haut volume d’un sexagénaire au crâne dégarni qui discoure devant un petit groupe. Elle a déjà eu l’occasion de faire connaissance avec le monsieur hier, Gaston, qui s’est présenté comme un ancien professeur de biologie. Il fait partie d’un groupe de passionnés des plantes carnivores qui s’en allaient visiter les tourbières du parc national Frontenac.

- La renouée du Japon est une des plantes exotiques envahissantes ayant les plus documentées quant à ses impacts sur la biodiversité et les écosystèmes, affirme l’homme en montrant une haute mais banale plante de bord de route.

«  Reynoutria japonica, s’enthousiasme le retraité, figure au palmarès des 100 pires espèces envahissantes de la planète selon l’Union mondiale pour la nature. Si au Canada on n’en fait pas encore grand cas, en Angleterre, la présence de cette plante sur un terrain suffit à faire chuter la valeur de la maison qui y a été construite. Ses racines sécrètent des toxines qui bloquent la croissances des autres végétaux. Sa capacité de se reproduire à partir d’un simple fragment de tige, de racine, en font une plante d’une redoutable résistance.

- C’est pas de la phragmite, interroge Fatima?

- Non, les deux plantes ont beaucoup beaucoup en commun, mais la renouée a des fleurs blanches. La phragmite, c’est une sorte de roseau.

mercredi 19 juin 2024

Bouchon 2

 

Salvador, Livan et Fernando cueillent des framboises à travers les déchets dans le sous-bois séparant les deux directions de l'autoroute. Les travailleurs agricoles et leur patronne reviennent d'acheter des jeunes poiriers chez un semencier de Saint-Paul. Les deux premiers accueillent avec plaisir le contretemps causé par le bouchon, qui prolonge cette échappée hors de leur quotidien. Fernando est plus circonspect. Contremaître de la ferme, homme d'ordre, il aime que le plan soit respecté. La nature n'a que faire des bouchons et il y a du travail à faire sur la terre. Fernando se gratte la tête avec son moignon. Combien de temps peuvent survivre les poiriers?

Aube Aubé écoute ses employés rigoler en s'épongeant le front et les tempes, heureuse de n'avoir pas eu le temps de se maquiller avant de partir. Elle ajuste le miroir, replace quelques mèches, elle chasse quelques pensées troublées à propos de son ex pour méditer sur son plan d’affaires. Elle n’a jamais passé tant de tant avec ses employés. Fernando ne se débrouille pas si mal en français, Salvador en maîtrise quelques rudiments et pour le reste, elle-même baragouine un peu d’espagnol, grappillé dans ses voyages au Sud.

***


JOUR 2, samedi


Inconfort, insécurité, incertitude sur la reprise de la circulation, ambulances, hélicoptères de stations de télévision, le sommeil des prisonniers du bouchon a été mauvais.

Hier soir, Ulysse est parti chercher du vin au dépanneur en piquant à travers champs et bois. À son retour, il s'est disputé avec Matthieu, qui a fini par lui mettre un grand coup de poing sur le nez. Il se sont réconciliés en buvant la troisième bouteille et le sang a séché sur ses jeans.

Une crise cardiaque a emporté Gulietta Licata, qui s'était allongée sur la banquette arrière de sa Ford Escort 2001.

Philippe a avalé tous ses médicaments, est mort dans son sommeil. Son chien, l'a regardé, assez perplexe. Oui, les mammifères peuvent faire preuve de perplexité. Ensuite, il a gratté dans les fenêtres et jappé. Le voisin de bouchon de Philippe, Aubert (Porsche Panamera) a ouvert la portière et le berger australien s’est sauvé.

Toujours dans le registre animalier, Karine Simard a fait sortir son chat Hugo pour qu'il fasse ses besoins. Hugo s'est aussi sauvé. Karine l’a appelé une partie de la nuit, suscitant d'aigres commentaires de son entourage.

Trois autres personnes sont décédées durant la nuit, dont une par strangulation, qu'on n'a jamais retrouvée; trois autres ont été hospitalisées.

Sur la banquette arrière de leur BMW X5, Samantha a fait du petit galop sur les cuisses d'Antoine. Cette agitation, malgré l'heure tardive et les fenêtres closes, n'a pas échappé à l'attention intriguée des enfants Girard, Eugénie et Benoît Alexandre. (La journée précédente, ils avaient assisté aux funérailles du père de Jean par vidéoconférence sur le téléphone de ce dernier, jusqu’à ce que sa batterie s’éteigne en pleine cérémonie. Il a braillé comme un veau. Il avait oublié son chargeur, comme d’habitude, et interdit à ses enfants d’apporter leur téléphone.

Julien et Clara, un couple de préretraités, ont passé une grande partie de la nuit à écouter Einstein on the beach, l'opéra de Philip Glass. Il y a si longtemps qu'ils voulaient le faire, ils se tenaient la main, ils étaient heureux.

Le mécanisme du toit de sa décapotable s’étant grippé, Karim a passé la nuit sous les étoiles.

David a longuement dragué sa voisine de bouchon, Gladys, 20 ans de moins que lui. Devant l'insistance de l'importun, elle a barré ses portes, remonté ses fenêtres au maximum moins un centimètre pour l'air. Elle s'est retenue longtemps mais il a bien fallu qu'elle sorte et David s'est immédiatement précipité vers elle. Patrick et Samuel l'ont remis à sa place.

Au matin, les survivants sont un peu hagards, désemparés et en colère. Ils abandonnent leur pudeur naturelle pour épancher des besoins qui le sont tout autant; des égouts s’ébauchent dans les sous-bois.

Radio Brome attribue l'embouteillage à l'incendie du Havre cantonal; Ici Estrie, citant un porte-parole du ministère des Transports, évoque la réfection d’un viaduc et affirme que la circulation est figée jusqu'à Sherbrooke.

Dans le bouchon, des rumeurs circulent - elles sont bien les seules. On dit que la paralysie routière est générée par la collision d'un train avec un autobus scolaire (52 morts, le train ne s'est jamais arrêté), l'effondrement d'une tour de 400 logements, le sabotage des plans des ingénieurs routiers par le syndicat des employés de la voirie en lock-out, dans la voiture de tête se trouverait une actrice américaine (Charlize Theron ou Gal Gadot, selon les versions).

Le site Internet du Ministère des Transports est en opération de maintenance. Quand la circulation reprendra-t-elle? Avec l’augmentation vertigineuse du nombre de vols de voitures, personne ne va laisser la sienne ici.


***


Isaac, vapote paisiblement, accoté sur sa fourgonnette, le regard porté vers l’aval de la file. Sa voisine vitupère contre la situation, exige la création d’une commission d’enquête, l'intervention de l'armée, la livraison de vivres.

- Vous voulez un beigne?, répond le livreur, empathique.

- Vous les Québécois, vous savez pas ce que c'est un vrai bouchon s'emporte Céline Gimenez. En 2019 Monsieur, entre Paris et Lyon, nous étions 60 000 voitures. 60 000! Et ça a duré 40 heures. Ça c’était un bouchon. »

Va savoir. Lyon, Paris, Isaac ne connaît pas. Du côté de son père, il descend d'une longue lignée de Loyalistes établie dans les Cantons et bien ancrée dans le territoire. Né dans Brome-Missisquoi, il en est rarement sorti. Sa soeur a visité New-York, s'est dorée quelque fois au soleil de Floride. Secrétaire de notaire, elle méprise Isaac, un gagne-petit instable et bizarre, aux troubles mentaux patents quoi que non diagnostiqués.

- La France...

Des ronronnements de moteurs interrompent la conversation. Des scooters apparaissent en aval de la file de véhicules et se disséminent le long de celle-ci. Un scootériste s'arrête et met son véhicule sur son perchoir à la hauteur de Marvin Ouellet, un joueur de hockey junior, et d'Annie Gaudreault, retraitée de l’enseignement (Dodge Hornet).

Isaac et Céline Gimenez s'approchent pour voir ce qui se passe. René Pacotille et Tania Girard les rejoignent.

Le jeune scootériste éteint son moteur et découvre une caisse sur son porte-bagages. « Sandwichs aux œufs? Liqueurs? », propose-t-il.

Marvin a les crocs.

- Combien pour un sandwich?

- 10$

- Wow, c'est des oeufs de quoi?

- Ils sont frais de ce matin. Ça inclut les frais de livraison.

-Je vais en prendre deux.

- Ça sera huit pour moi dit Tania Girard.

- C’est comme la crise du verglas, commente Isaac. Les gens vendaient les génératrices le double du prix. Ils achetaient des bonbonnes de propane 3$ et les revendaient le triple… Eh, tu vas pas lui vendre les sandwichs ce prix là?

Le jeune commerçant lui lance un regard peu amène.

- Mêle-toi de tes affaires.

- Venez Madame, j'ai du pain et des cretons dans mon camion, ça ne vous coûtera rien.

Le commerçant itinérant les suit vers le camion en invectivant Isaac.

- Eille, j’ai eu des frais d’essence pour me rendre ici. Tu vas pas donner ta bouffe!

- C'est pas à moi.

- C'est pas à toi mais tu la donnes?

- C'est différent.

Le jeune grimpe dans la camionnette et donne un coup de pied dans un sac de Whippets et de moulée, la commande de Yolande McNeil, une sexagénaire de la rue Church qui a la dent sucrée et un lévrier italien.

René Pacotille applaudit le geste. « Bravo jeune homme. La libre-entreprise ne doit pas courber l’échine devant l’état-providence. »


***

Livan rêvasse pendant que ses collègues et sa boss ramassent de l'eau au bout d'une calvette pour abreuver les racines des poiriers dans la benne de la camionnette. Quelques badaudes déambulantes profitent de sa distraction pour le reluquer. Épaules larges, taille étroite, teint hâlé et sourire ravageur, le Mexicain vaut le coup d’oeil.

Livan n'aime pas trop dormir dans une auto mais il apprécie quand même ce répit loin des champs. Il regarde loin devant lui, par-delà les embouchonnés prostrés et les autres qui tournent en rond, et se demande où va la route. L'an passé, à son premier voyage au Canada, il a essayé de se sauver aux États-Unis mais il s'est perdu dans le bois. Ce n’est que le lendemain qu’il est revenu à sa ferme ontarienne dans un état lamentable, sale, déshydraté, tuméfié. Son patron de l’époque n’avait pas gobé ses explications et il a eu de la chance de pouvoir revenir au Canada.

Livan ignore où va cette route mais sait que la frontière n’est pas très loin, cinquante kilomètres peut-être. Quand la circulation reprendra, il pourrait fausser compagnie à sa boss et aux autres, faire du stop et atteindre la frontière. Dans une de ces voitures, il y a une gringa qui aura du plaisir à l’aider à aller aux États-Unis. Son rêve.

Du fond de la calvette, Aube aperçoit un des nombreux vendeurs sur deux roues qui essaiment le long de l’embouteillage freiner près de Livan et de son pick-up. Elle abandonne sa tâche pour les rejoindre.

- Comme vous va?, articule Livan à la livreuse autonome, dans un français périlleux.

- Oh, il est pas d’ici, lui, répond la vendeuse en regardant Aube. C’est votre mignon ramené de Cuba?

Elle n’as pas aussitôt prononcé sa phrase que Fernando et Salvador entrent dans son champs visuel.

- 0h, ils sont trois! Ça doit avoir faim tout ce monde-là! s’exclame-t-elle en ouvrant la fermeture-éclair de sa glacière.

Elle se rend compte que le plus vieux des travailleurs a un moignon du côté droit. Elle s’apprête à formuler un commentaire lorsqu’un regard de Fernando lui signifie l’impertinence de son babil.

Aube Aubé porte un regard dédaigneux sur le contenu de la glacière.

- Vous avez des salades de quinoa?

- De quoi?

- Une salade de quinoa, ou peut-être un taboulé.

- Madame, t’es pas à Cuba ici. J’ai juste des sandwichs au jambon ou aux cretons pis de la liqueur, j’ai des œufs, des tampons, du papier de toilette pis des briquets.

- Voyons, vous, le quinoa, ça vient pas du tout de Cuba. C’est péruvien. Aujourd’hui, c’est très répandu, on en trouve même dans les grandes surfaces.

- Madame, tu peux rajouter des cretons dans ta sandwich au jambon pis peut-être ça va goûter la quinoa?

Après consultation avec les travailleurs agricoles, une commande de deux sandwichs au creton et six au jambon, de deux boissons gazeuses et deux rouleaux de papier de toilette est déposée auprès de la vendeuse itinérante, une citoyenne de Waterloo, fille et petite-fille de chômeurs comme il y en eut tant jadis dans cette cité souvent méprisée par les Granbyens et les Bromontois.

- Ça va faire 115$ dit la Waterlootoise. Votre salade de canola, je peux vous en rapporter demain, mais faut tu payes là.

***