samedi 29 juin 2024

BOUCHON 4

 

Pour en revenir à la renouée, ses colonies sont tellement compactes qu’elles ne laissent plus de place aux autres plantes. C’est ce qu’on voit ici. Regarde la tale qui s’étend sur peut-être 500 mètres, il y a a rien d’autres que de la renouée à part un peu d’herbe et de pissenlit.
- Je passe ici en char depuis que j’ai 20 ans, dit Aya, une fleuriste de Montréal, ces plantes-là, elles étaient pas là avant.

- Effectivement. Non seulement elles menacent la biodiversité, mais comme leur rhizome est tellement long, va en profondeur et horizontalement, les renouées du japon peuvent transformer la structure d’un sol, fissurer des routes et des fondations de maison. Ça prend une pelle mécanique pour s’en débarrasser!

- J’ai eu un voisin qui en avait sur son terrain, dit Norbert, le chauffeur du minibus de plantes carnivores. Il les a coupées pis il a mis des toiles par-dessus durant des années. Ensuite, il a enlevé les toiles et il a planté des trucs qui poussent super vite, genre des saules.




Gaston opine du chef et reprend de plus belle sa dissertation. « Côté animal, la perche du Nil et la tortue à oreilles rouges tiennent de la même vitalité monstrueuse que la renouée. Naguère confinée au Mississipi, on la retrouve aujourd’hui jusqu’à Saint-Félicien! Et il y a le cochon sauvage, sus scrofa. Un bijou! Selon Québec Science, il est porteur de plus de 80 maladies, comme la pseudorage , la toxoplasmose, la tuberculose et la peste porcine. Au Canada, il occupe – pour le moment 10 % du territoire terrestre. Au Texas, il cause chaque année des milliards de dollars de dommage à l’agriculture. La compagnie Helibacon organise des chasses au cochon en hélicoptère, avec des mitraillettes! On répand des poisons anticoagulants pour s’en débarrasser! Les portées sont de quatre à sept...

- J’ai trouvé, s’exclame Morgan! Des pois cassés!

Sarah va pour répondre à son amie mais lui indique plutôt d’un hochement de tête la direction d’un champs au loin, où broutent une dizaine de chevreuils.



***

Nuit 2 à Jour 3

En mai l’an dernier, sur Scenic en allant vers Glen Sutton, Jim descendait la grosse côte près de la Chapelle Ste-Agnès. Tout en bas, passé le carrefour du Chemin de la Vallée-Missisquoi, qui mène au Vermont, à une cinquantaine de mètres plus bas qu’un panneau du Stop crochi, un homme gisait sur le côté de la route au pied d’un faux-tremble.

Vers 17h, il y avait très peu de circulation dans la vallée. L’air se rafraîchissait subtilement et les oiseaux recommençaient à chanter. Jim arrêta son véhicule près de l’homme, qui était conscient et geignait; il avait l’oeil droit fermé et dans sa bouche en sang manquaient quelques dents. Sa chemise était déchirée. La roue avant du vélo, qui avait terminé le dérapage dans le fossé, était toute tordue et le guidon était à l’envers.

- Vous voulez que j’appelle une ambulance?

-Je retournerai pas au Québec.

Jim ne comprit pas la réponse. Peut-être que l’homme se croyait déjà au Vermont? La frontière d’East Richford était à deux kilomètres. Il l’aida à se relever et à s’asseoir dans son pick-up. Sur la scène de l’accident, outre le vélo, il y avait une perruque et un sac à dos. Après avoir mis le vélo dans le coffre de son pick-up, Jim avait ramassé la perruque et en la fourrant dans le sac à dos, il se rendit compte qu’il y avait dedans des liasses de billets, dont certains venant d’autres pays,

Jim était un pyromane mais il était honnête, il avait laissé l’argent dans le sac.

- Je vais vous emmener chez nous pour la soirée.

- J’adore le Brésil, répondit l’homme d’une voix satisfaite en appuyant sa tête sur la fenêtre.

Il y avait maintenant plus d’un an que Gate restait chez Jim et Susan, sa mère. Celle-ci, originaire de Puvirnituq, ne trouvait pas incongru qu’un étranger, aussi bizarre soit-il, s’établisse chez elle. Et celui-là l’était, aucun doute là-dessus. Il se promenait nu dans la maison en déblatérant en russe ou en portugais. Il clamait être le maire de Montréal. La nuit, il criait : Bryan, tu m’as abandonné!

Dans le parc de maisons mobiles, il aimait aller voir les voisins et leur parlait sans filtre. Il avait fait un spectacle de rap aux Trudel. Il avait proposé un massage à la femme du conducteur de la déneigeuse. Susan et Jim étaient déjà vus comme des marginaux, on les appelait les Esquimaux de Dunkin, c’est pas Gate qui aidait.

Même ses cadeaux étaient un peu bizarres, comme ce luxueux divan en cuir, qui ne rentrait pas par la porte de la maison mobile. Il avait fallu le laisser dans la cour. Gate avait payé à toute la famille les plus récents téléphones 5G alors qu’il n’y avait même pas de réseau dans la vallée Missisquoi.

Ce qui dérangeait vraiment Susan, c’était la menace permanente qui sourdait de son hôte, le sentiment que ce gars-là pouvait suivre la plus destructrice de ses lubies sans souci pour son entourage. Son Tim, éboueur pour le canton de Potton, était un bon fils aimant qui payait plus que sa part. Il avait quelques traits un peu déviants et Susan redoutait que l’ascendant de Gate ne les exacerbe.

Mais qu’y pouvait-elle?


***


En aval du bouchon, des fêtards vocifèrent autour d’un feu, au grand dam des couche-tôt de leur entourage. Derrière, c’est plus tranquille, mais pour plus de discrétion, avec leur matériel, Jim et Gate traversent le sous-bois et marchent le long de la10 Ouest.

Un kilomètre plus loin, de retour sur le chemin des embouteillés, les acolytes repèrent un bon plan, un camion remorque avec une charge de six voitures sur deux étages.

- C’est mieux si j’y vais seul, chuchote Gate.

Il sort du bois, lentement mais fébrile. Il s’arrête près du pavé. La cabine du camion semble inoccupée mais à cette hauteur, c’est difficile d’en être sûr et le chauffeur dort peut-être. Derrière, la Volvo XC40 2020 est manifestement vide. Gate grimpe sur la remorque et, les pieds sur le capot de la Toyota Blade du premier étage, se hisse tant bien que mal au second. Il ouvre la portière du passager de la Prius en bout de file, y dépose son chiffon imbibé d’essence et regagne les bois le plus vite possible.

Gate se touche et Jim sourit en regardant les flammes se propager dans la Toyota. Ils n’ont jamais mis le feu à une voiture hybride. Les flammes avides ont rapidement pris d’assaut le cuir synthétique du siège, réputé écologique, durable, et résistant à la saleté.

Tout à leur bonheur, les compères ignorent qu’à portée de voix, dans le même sous-bois, deux hommes concrétisent une attraction longtemps contenue.

Aux premiers temps du bouchon, René-Charles et Laurier étaient sortis de leur véhicule en même temps, ils s’étaient vus en même temps. Un choc partagé, mutuellement reconnu chez l’autre. Ils avaient échangé des propos anodins dans l’air chaud de l’après-midi, parmi les klaxons et les jurons, plutôt que de se presser, alors qu’ils ne pouvaient anticiper que cette proximité bénie perdurerait. Mais elle avait perduré.

La nuit, ne dormant que peu, chacun pensait à l’autre tout en guettant la reprise de la circulation qui les éloignerait sans doute définitivement. Mais l’embouteillage avait persisté, à leur plus grand ravissement.

Au crépuscule du second jour, après une journée de tergiversations, les voilà à s’explorer fiévreusement dans le boisé séparant les directions de la 10. Bien qu’affairé à déboutonner la chemisette de Laurier, René-Charles n’en remarque pas moins les flammes qui s’élèvent de l’autoroute et l’écoeurante odeur de caoutchouc brûlé.

- Regarde, il y a un incendie.

Laurier se retourne. « Eille, c’est mon camion! » Il se précipite.

Des gens sont déjà assemblés autour de la remorque lorsqu’il arrive, René-Charles sur ses traces. Les flammes se sont diffusées dans la Prius dont, heureusement, le réservoir est vide. La fumée s’échappe par le dessous. Trois types accourent avec des extincteurs mais avec la voiture juchée là-haut, les interventions sont difficiles.

- Faudrait que je la descende pour pouvoir l’éteindre. Toutes les autres autos peuvent prendre en feu. Mais je suis coincé, y a pas de place!




- Câlisse-la sur mon char, je m’en fous, dit René-Charles. Attends, je vais aller chercher mon portefeuilles et ma mallette.

Laurier grimpe dans son camion et actionne les pompes de la remorque. La Prius en feu dégringole sur la Volvo de René-Charles, écrabouillant le capot et le toit, fracassant son pare-brise. Avec son propre extincteur, le camionneur se joint aux autres pompiers improvisés pour éteindre le feu.

Une foule s’est amassée autour de la scène, parmi laquelle Jim et Gate, toujours ravi, lui, qui se caresse discrètement les parties en regardant mourir les flammes et l’épaisse fumée noire s’engouffrer dans le vent d’ouest. Deux jeunes abrutis, ricanant comme des hyènes sur le crack, canette de bière dans une main et brochette dans l’autre, se fraient un chemin parmi les badauds pour se faire cuire des guimauves sur les vestiges de la Prius.

René-Charles effleure de l’index le poignet de Laurier. « C’est grand comment, ta cabine de camion? », lui demande-t-il du ton le plus neutre possible.

***

vendredi 21 juin 2024

BOUCHON 3

 Jour 2, samedi début de soirée

Le soleil s’incline progressivement sur la grande chenille métallique amorphe de la 10 Est.

Un autre essaim de vendeurs itinérants butine les prisonniers. De l’autre côté, en direction ouest, la circulation est fluide. Certains conducteurs se stationnent le long de la route, traversent le bois séparant les deux routes et vont se prendre en égoportrait avec les sinistrés, parfois livrer vivres et accessoires à des proches, les soulager d’un enfant, d’un vieillard.

La théorie des cinq degrés de séparation a été formulée en 1929 dans la nouvelle Chaînons, écrite par un juif hongrois nommé Frigyes Karinthy,

Le narrateur de la nouvelle affirme que le développement des outils de communications et des moyens de transports a fait de sorte que la distance entre des personnes physiquement éloignées a grandement diminué. Un des personnages postule que chaque être humain, où qu'il soit sur la terre, est relié à n’importe quel autre, aussi loin soit-il, par une chaîne d’un maximum de cinq personnes qui se connaissent l’une l’autre.



Ce n'était que quelques pages dans l'abondante oeuvre littéraire de Karinthy – qui engendra plusieurs générations d’artistes - et elle ne fut pas spécialement remarquée par les lecteurs et la critique de son époque. Il faut préciser que l’humour était un trait marquant de l’écrivain et que sa saillie sur la proximité entre humains pourrait bien n’avoir été qu’une boutade. De fait, Chaînons et son postulat restèrent dans l'oubli pendant près de quatre décennies.

Le concept refit surface à la fin des années 60 chez des mathématiciens, des démographes et des chercheurs en sciences sociales. Le psychologue américain Stanley Milgram mena des expériences pour ausculter l'interconnectivité entre individus à l'échelle américaine. Ce furent les expériences dites du «Phénomène du petit monde». Si son père était hongrois et que les médias firent état de la filiation des travaux du psychologue avec les écrits de son compatriote, le lien entre Milgram et Karinthy reste à prouver. Ce n'était peut-être qu'une de ces idées dans l’air, la logique du temps, transmissible à ceux et celles qui cogitaient sur la démographie et la technologie.

À la fin des années 90, un degré se rajouta à la théorie, qui devint celle des six degrés de séparation ou des six poignées de main; elle continua d'avoir les faveurs de certains scientifiques et d'experts en marketing, qui menèrent différentes expérimentations avec des résultats contradictoires. Selon une expérience, la séparation se chiffrait à quatre degrés. En 2003, le Colombia Small World Project évalua qu'il fallait compter jusqu'à 10 intermédiaires pour relier deux humains pris au hasard sur la planète. Pour d’autres chercheurs, peut-être insensibles à l’imaginaire et à la poétique de cette théorie, celle-ci n'est que fumisterie. Elle n'en continue a pas moins d'alimenter aujourd’hui un impressionnant nombre d’auteurs de téléséries, de films, de chansons et des pièces de théâtre, avec des résultats plus ou moins heureux.

Sarah est elle aussi d’origine hongroise et porte de surcroît le même patronyme que le célèbre auteur de Voyage autour de mon crâne. Son père lui a même assuré qu’ils étaient vaguement cousins. Les parents de Sarah avaient immigré en France en 1980, alors que se préparait la chute du communisme et l'avènement d'un régime parlementaire pluraliste en Hongrie. Les descendants de Frigyes s’étaient aussi exilés en France mais les deux branches ne s’étaient jamais rencontrées.

Assise sur le toit de sa Subaru Outback, Sarah oscille entre une rêverie sur les cinq - ou six ou 10 – degrés de séparation et une réflexion sur son avenir.

Son travail de directrice du Réseau de sentiers forestiers des Appalaches est devenu un calvaire. Le conseil d’administration du Réseau, un organisme paramunicipal et sans but lucratif, a été noyauté par des crypto lobbyistes de développeurs immobiliers qui veulent prélever trois kilomètres carré du réseau, près du lac Carnay, pour y créer un secteur de villégiature appelé Vert-Coquin. De la villégiature? Imbéciles! Un tiers de la ville est déjà constitué de chalets vides trois mois par année alors que les travailleurs peinent à se trouver un toit à un prix raisonnable. Sans parler des Airbnb! Économie de partage? Et mon cul, c’est du bœuf Strogonoff?

Il doit y avoir des centaines, peut-être même des milliers de voitures dans ce bouchon, songe Sarah. En théorie, j’ai des liens avec chacun des gens qui y sont via quelques zigotos. Marrant, quand même. La blonde dans l’Acura, son dentiste pourrait être de Venise-en-Québec; il jouerait de la guitare dans un groupe de garage; la cousine du facteur de la bassiste serait l’avocate de McGregor la Taupe, ce suppôt des entrepreneurs devenu trésorier du Réseau sur ordre du maire.

Ce connard hypocrite de McGregor, j’en ai vu des comme lui en France, j’en ai vu en Hongrie, ce sont eux qui m’ont fait virer du parc de Bükk.

Parce qu’elle avait vivement protesté contre la privatisation d’une partie d’un parc national où elle travaillait, elle avait failli être refoulée au frontières hongroises malgré son passeport.

Sarah sent grimper la fureur. Avant de partir en vacances, elle s’est donné dix jours pour décider si elle restera en poste ou si elle démissionnera. Mais à quelques 30 kilomètres du Réseau, elle n’a pas encore trouvé la réponse. Habituellement, elle n’est pas de celles qui abandonnent, ça c’est sûr.

Si ça se trouve, McGregor est lui aussi dans le bouchon. S’il peut y rester pour l’éternité. Mourir d’une insolation. Devenir un ermite. Partir aux Bermudes avec la Blonde dans l’Acura. C’est quoi cette idée débile de chaîne à la con? Ça n’a servi à rien, à part peut-être jeter les bases de la création d’Internet. Sarah fulmine sur les propensions pérennes de l’homme à s’engouffrer dans la première futilité venue.

Elle a quand même un faible pour Stanley Milgram, son presque compatriote, ce prince de l’Âge d’or de la psycho pop, qui a aussi mené de célèbres expériences sur la soumission. Sous les ordres d’un expérimentateur, des volontaires envoyaient ce qu’ils croyaient être des chocs électriques à des sujets lorsque ceux-ci répondaient incorrectement à des questions. Parce que c’est l’autorité qui l’exigeait, plus de 60% des volontaires acceptaient d’administrer des chocs électriques qu’ils savaient très douloureux. Voici l’homme. Entre la larve soumise et le psychopathe alpha, c’est creux.

Les quelques membres du conseil d’administration du Réseau qui n’ont pas été désignés par le maire ne prodigueraient peut-être pas de chocs électriques sous la pression d’un supérieur hiérarchique, mais ils sont très, très perméables. La vice-présidente, Nora Berger, qui n’est pourtant pas une conne, elle a deux maîtrises (la conne), s’est laissée berner par McGregor, même pas tant par son argumentation – des balivernes – que par son assurance.

Quand bien même chacun connaît chacun par l’entremise de quelques-uns dans cet espèce de stationnement prison qu’est devenue la 10, y a-t-il vraiment quelque chose à tirer de cette théorie? Comment s’articuler à l’humanité entre l’individualisme et l’esprit de troupeau? C’est désespérant. Pas besoin de chaînons pour exalter l’imaginaire et les mystères des relations interindividuelles.

Morgan grimpe sur le toit de la Subaru, son clebs sous le bras, et s’assoit aux côté de Sarah. L’ado, un peu enrobée, vaguement gothique, cheveux noirs noirs, arbore un sourire étonnant pour elle, si farouche, méfiante; il fallait de singulières accointances pour que non seulement elle entre en contact avec Sarah, mais qu’elle se mette à jouer avec elle, au hasard des micro avancées de la circulation. Elles se sont prises à ce jeu des énigmes.

Après un temps de silence, Morgan lance à Sarah : « On va voir si t’es forte. Je suis plus utile quand je suis cassé. Qui suis-je? »

Sarah fronce ostentatoirement les sourcils pour signifier qu’en voilà une de haut niveau. Mais son attention se reporte sur le monologue à haut volume d’un sexagénaire au crâne dégarni qui discoure devant un petit groupe. Elle a déjà eu l’occasion de faire connaissance avec le monsieur hier, Gaston, qui s’est présenté comme un ancien professeur de biologie. Il fait partie d’un groupe de passionnés des plantes carnivores qui s’en allaient visiter les tourbières du parc national Frontenac.

- La renouée du Japon est une des plantes exotiques envahissantes ayant les plus documentées quant à ses impacts sur la biodiversité et les écosystèmes, affirme l’homme en montrant une haute mais banale plante de bord de route.

«  Reynoutria japonica, s’enthousiasme le retraité, figure au palmarès des 100 pires espèces envahissantes de la planète selon l’Union mondiale pour la nature. Si au Canada on n’en fait pas encore grand cas, en Angleterre, la présence de cette plante sur un terrain suffit à faire chuter la valeur de la maison qui y a été construite. Ses racines sécrètent des toxines qui bloquent la croissances des autres végétaux. Sa capacité de se reproduire à partir d’un simple fragment de tige, de racine, en font une plante d’une redoutable résistance.

- C’est pas de la phragmite, interroge Fatima?

- Non, les deux plantes ont beaucoup beaucoup en commun, mais la renouée a des fleurs blanches. La phragmite, c’est une sorte de roseau.

mercredi 19 juin 2024

Bouchon 2

 

Salvador, Livan et Fernando cueillent des framboises à travers les déchets dans le sous-bois séparant les deux directions de l'autoroute. Les travailleurs agricoles et leur patronne reviennent d'acheter des jeunes poiriers chez un semencier de Saint-Paul. Les deux premiers accueillent avec plaisir le contretemps causé par le bouchon, qui prolonge cette échappée hors de leur quotidien. Fernando est plus circonspect. Contremaître de la ferme, homme d'ordre, il aime que le plan soit respecté. La nature n'a que faire des bouchons et il y a du travail à faire sur la terre. Fernando se gratte la tête avec son moignon. Combien de temps peuvent survivre les poiriers?

Aube Aubé écoute ses employés rigoler en s'épongeant le front et les tempes, heureuse de n'avoir pas eu le temps de se maquiller avant de partir. Elle ajuste le miroir, replace quelques mèches, elle chasse quelques pensées troublées à propos de son ex pour méditer sur son plan d’affaires. Elle n’a jamais passé tant de tant avec ses employés. Fernando ne se débrouille pas si mal en français, Salvador en maîtrise quelques rudiments et pour le reste, elle-même baragouine un peu d’espagnol, grappillé dans ses voyages au Sud.

***


JOUR 2, samedi


Inconfort, insécurité, incertitude sur la reprise de la circulation, ambulances, hélicoptères de stations de télévision, le sommeil des prisonniers du bouchon a été mauvais.

Hier soir, Ulysse est parti chercher du vin au dépanneur en piquant à travers champs et bois. À son retour, il s'est disputé avec Matthieu, qui a fini par lui mettre un grand coup de poing sur le nez. Il se sont réconciliés en buvant la troisième bouteille et le sang a séché sur ses jeans.

Une crise cardiaque a emporté Gulietta Licata, qui s'était allongée sur la banquette arrière de sa Ford Escort 2001.

Philippe a avalé tous ses médicaments, est mort dans son sommeil. Son chien, l'a regardé, assez perplexe. Oui, les mammifères peuvent faire preuve de perplexité. Ensuite, il a gratté dans les fenêtres et jappé. Le voisin de bouchon de Philippe, Aubert (Porsche Panamera) a ouvert la portière et le berger australien s’est sauvé.

Toujours dans le registre animalier, Karine Simard a fait sortir son chat Hugo pour qu'il fasse ses besoins. Hugo s'est aussi sauvé. Karine l’a appelé une partie de la nuit, suscitant d'aigres commentaires de son entourage.

Trois autres personnes sont décédées durant la nuit, dont une par strangulation, qu'on n'a jamais retrouvée; trois autres ont été hospitalisées.

Sur la banquette arrière de leur BMW X5, Samantha a fait du petit galop sur les cuisses d'Antoine. Cette agitation, malgré l'heure tardive et les fenêtres closes, n'a pas échappé à l'attention intriguée des enfants Girard, Eugénie et Benoît Alexandre. (La journée précédente, ils avaient assisté aux funérailles du père de Jean par vidéoconférence sur le téléphone de ce dernier, jusqu’à ce que sa batterie s’éteigne en pleine cérémonie. Il a braillé comme un veau. Il avait oublié son chargeur, comme d’habitude, et interdit à ses enfants d’apporter leur téléphone.

Julien et Clara, un couple de préretraités, ont passé une grande partie de la nuit à écouter Einstein on the beach, l'opéra de Philip Glass. Il y a si longtemps qu'ils voulaient le faire, ils se tenaient la main, ils étaient heureux.

Le mécanisme du toit de sa décapotable s’étant grippé, Karim a passé la nuit sous les étoiles.

David a longuement dragué sa voisine de bouchon, Gladys, 20 ans de moins que lui. Devant l'insistance de l'importun, elle a barré ses portes, remonté ses fenêtres au maximum moins un centimètre pour l'air. Elle s'est retenue longtemps mais il a bien fallu qu'elle sorte et David s'est immédiatement précipité vers elle. Patrick et Samuel l'ont remis à sa place.

Au matin, les survivants sont un peu hagards, désemparés et en colère. Ils abandonnent leur pudeur naturelle pour épancher des besoins qui le sont tout autant; des égouts s’ébauchent dans les sous-bois.

Radio Brome attribue l'embouteillage à l'incendie du Havre cantonal; Ici Estrie, citant un porte-parole du ministère des Transports, évoque la réfection d’un viaduc et affirme que la circulation est figée jusqu'à Sherbrooke.

Dans le bouchon, des rumeurs circulent - elles sont bien les seules. On dit que la paralysie routière est générée par la collision d'un train avec un autobus scolaire (52 morts, le train ne s'est jamais arrêté), l'effondrement d'une tour de 400 logements, le sabotage des plans des ingénieurs routiers par le syndicat des employés de la voirie en lock-out, dans la voiture de tête se trouverait une actrice américaine (Charlize Theron ou Gal Gadot, selon les versions).

Le site Internet du Ministère des Transports est en opération de maintenance. Quand la circulation reprendra-t-elle? Avec l’augmentation vertigineuse du nombre de vols de voitures, personne ne va laisser la sienne ici.


***


Isaac, vapote paisiblement, accoté sur sa fourgonnette, le regard porté vers l’aval de la file. Sa voisine vitupère contre la situation, exige la création d’une commission d’enquête, l'intervention de l'armée, la livraison de vivres.

- Vous voulez un beigne?, répond le livreur, empathique.

- Vous les Québécois, vous savez pas ce que c'est un vrai bouchon s'emporte Céline Gimenez. En 2019 Monsieur, entre Paris et Lyon, nous étions 60 000 voitures. 60 000! Et ça a duré 40 heures. Ça c’était un bouchon. »

Va savoir. Lyon, Paris, Isaac ne connaît pas. Du côté de son père, il descend d'une longue lignée de Loyalistes établie dans les Cantons et bien ancrée dans le territoire. Né dans Brome-Missisquoi, il en est rarement sorti. Sa soeur a visité New-York, s'est dorée quelque fois au soleil de Floride. Secrétaire de notaire, elle méprise Isaac, un gagne-petit instable et bizarre, aux troubles mentaux patents quoi que non diagnostiqués.

- La France...

Des ronronnements de moteurs interrompent la conversation. Des scooters apparaissent en aval de la file de véhicules et se disséminent le long de celle-ci. Un scootériste s'arrête et met son véhicule sur son perchoir à la hauteur de Marvin Ouellet, un joueur de hockey junior, et d'Annie Gaudreault, retraitée de l’enseignement (Dodge Hornet).

Isaac et Céline Gimenez s'approchent pour voir ce qui se passe. René Pacotille et Tania Girard les rejoignent.

Le jeune scootériste éteint son moteur et découvre une caisse sur son porte-bagages. « Sandwichs aux œufs? Liqueurs? », propose-t-il.

Marvin a les crocs.

- Combien pour un sandwich?

- 10$

- Wow, c'est des oeufs de quoi?

- Ils sont frais de ce matin. Ça inclut les frais de livraison.

-Je vais en prendre deux.

- Ça sera huit pour moi dit Tania Girard.

- C’est comme la crise du verglas, commente Isaac. Les gens vendaient les génératrices le double du prix. Ils achetaient des bonbonnes de propane 3$ et les revendaient le triple… Eh, tu vas pas lui vendre les sandwichs ce prix là?

Le jeune commerçant lui lance un regard peu amène.

- Mêle-toi de tes affaires.

- Venez Madame, j'ai du pain et des cretons dans mon camion, ça ne vous coûtera rien.

Le commerçant itinérant les suit vers le camion en invectivant Isaac.

- Eille, j’ai eu des frais d’essence pour me rendre ici. Tu vas pas donner ta bouffe!

- C'est pas à moi.

- C'est pas à toi mais tu la donnes?

- C'est différent.

Le jeune grimpe dans la camionnette et donne un coup de pied dans un sac de Whippets et de moulée, la commande de Yolande McNeil, une sexagénaire de la rue Church qui a la dent sucrée et un lévrier italien.

René Pacotille applaudit le geste. « Bravo jeune homme. La libre-entreprise ne doit pas courber l’échine devant l’état-providence. »


***

Livan rêvasse pendant que ses collègues et sa boss ramassent de l'eau au bout d'une calvette pour abreuver les racines des poiriers dans la benne de la camionnette. Quelques badaudes déambulantes profitent de sa distraction pour le reluquer. Épaules larges, taille étroite, teint hâlé et sourire ravageur, le Mexicain vaut le coup d’oeil.

Livan n'aime pas trop dormir dans une auto mais il apprécie quand même ce répit loin des champs. Il regarde loin devant lui, par-delà les embouchonnés prostrés et les autres qui tournent en rond, et se demande où va la route. L'an passé, à son premier voyage au Canada, il a essayé de se sauver aux États-Unis mais il s'est perdu dans le bois. Ce n’est que le lendemain qu’il est revenu à sa ferme ontarienne dans un état lamentable, sale, déshydraté, tuméfié. Son patron de l’époque n’avait pas gobé ses explications et il a eu de la chance de pouvoir revenir au Canada.

Livan ignore où va cette route mais sait que la frontière n’est pas très loin, cinquante kilomètres peut-être. Quand la circulation reprendra, il pourrait fausser compagnie à sa boss et aux autres, faire du stop et atteindre la frontière. Dans une de ces voitures, il y a une gringa qui aura du plaisir à l’aider à aller aux États-Unis. Son rêve.

Du fond de la calvette, Aube aperçoit un des nombreux vendeurs sur deux roues qui essaiment le long de l’embouteillage freiner près de Livan et de son pick-up. Elle abandonne sa tâche pour les rejoindre.

- Comme vous va?, articule Livan à la livreuse autonome, dans un français périlleux.

- Oh, il est pas d’ici, lui, répond la vendeuse en regardant Aube. C’est votre mignon ramené de Cuba?

Elle n’as pas aussitôt prononcé sa phrase que Fernando et Salvador entrent dans son champs visuel.

- 0h, ils sont trois! Ça doit avoir faim tout ce monde-là! s’exclame-t-elle en ouvrant la fermeture-éclair de sa glacière.

Elle se rend compte que le plus vieux des travailleurs a un moignon du côté droit. Elle s’apprête à formuler un commentaire lorsqu’un regard de Fernando lui signifie l’impertinence de son babil.

Aube Aubé porte un regard dédaigneux sur le contenu de la glacière.

- Vous avez des salades de quinoa?

- De quoi?

- Une salade de quinoa, ou peut-être un taboulé.

- Madame, t’es pas à Cuba ici. J’ai juste des sandwichs au jambon ou aux cretons pis de la liqueur, j’ai des œufs, des tampons, du papier de toilette pis des briquets.

- Voyons, vous, le quinoa, ça vient pas du tout de Cuba. C’est péruvien. Aujourd’hui, c’est très répandu, on en trouve même dans les grandes surfaces.

- Madame, tu peux rajouter des cretons dans ta sandwich au jambon pis peut-être ça va goûter la quinoa?

Après consultation avec les travailleurs agricoles, une commande de deux sandwichs au creton et six au jambon, de deux boissons gazeuses et deux rouleaux de papier de toilette est déposée auprès de la vendeuse itinérante, une citoyenne de Waterloo, fille et petite-fille de chômeurs comme il y en eut tant jadis dans cette cité souvent méprisée par les Granbyens et les Bromontois.

- Ça va faire 115$ dit la Waterlootoise. Votre salade de canola, je peux vous en rapporter demain, mais faut tu payes là.

***