Cette année-là, novembre faisait dans le mélo. Les malheurs se succédaient comme un chapelet de saucisses empoisonnées. J'avalais tout de travers mais je n'en perdais pas une bouchée, c'était mon assiette.
J'habitais depuis peu le rez-de-chaussée d'un taudis de quatre logements.
Les planchers y étaient aussi croches que les murs, eux-mêmes aussi jaunis et
graisseux que les fenêtres, celles qui n'étaient pas cassées.
Au début du mois, tous les locataires de la bâtisse s'étaient poussés. Les
deux familles monoparentales de l'étage du dessus partirent sans payer leur
loyer, ne laissant derrière elles que quelques photos d'artistes populaires
punaisées sur les murs et un fauteuil éventré. Trois jours plus tard, la
voisine d'à côté mourut soudainement et on fit piquer son compagnon, un chien
jaune, gras et bâtard, presque aussi vieux que sa maîtresse. Pour faire bonne
figure dans le tableau, je perdis et ma job et ma blonde dans la même semaine.
Exit blonde, boulot et voisins. Ca faisait un gros trou, beaucoup de
tristesse tout d'un coup. Décidément, le dieu Mélo tenait novembre entre ses
crocs.
Le soir de ma dernière paye, je me suis salement bourré la gueule, comme
ça, sans réel désespoir mais avec beaucoup de conviction: cinq à sept au Moucheron
Bâti avec Drolet et McGovern; deux grosses (tablettes) au Boubar, un
joint dans l'arrière-cour avec Xav, Janice et la serveuse qui ressemblait à
Diane Keaton. Ensuite, j'ai déboulé tout seul en basse-ville, comme un grand,
le temps d'une dernière chez Roland, mon trou
favori dans Saint-Sauveur pour me saouler pas cher et écrire des conneries en
observant les gens.
Je suis revenu chez nous avec deux Old Stock que Roland
avait mis sur mon compte. Trois heures du matin, gelé, saoul, seul dans la
bâtisse. J'ai fait jouer des disques que j'accompagnais avec ma basse
électrique. Quand Ice cream for crows a craché ses
derniers riffs, j'ai accoté la basse sur l'ampli et j'ai été me rouler un
joint.
La voix est venue de derrière moi: «Grouille pas, on va arranger ça...»
Freak-out total, surcharge électrique dans le cuir chevelu. Mon papier Zig-Zag
s'est déchiré en deux, le pot est revolé en l'air.
C'est comme ça que j'ai connu mon nouveau voisin de rez-de-chaussée,
Ti-Paul, qui avait pris le logement de la vieille d'à côté sans que je m'en
aperçoive. C'est comme ça que j'ai appris que les ondes d'un c.b. - la marotte
de Ti-Paul - peuvent s'infiltrer dans n'importe quel système électronique
environnant, un ampli de basse par exemple.
Dans la quarantaine, Ti-Paul possédait un gabarit impressionnant, du genre
100 kilos et deux mètres. Avec son gros menton et sa mâchoire proéminente, son
crâne dégarni et son vaste sourire niais, il avait l'air d'un gigantesque
oisillon qui aurait grandi trop vite et sans comprendre. Les enfants, dans son
dos, disait qu'il était un idiot, les idiots, entre les dents, disait qu'il
était un enfant. Quand même, il n'avait rien à envier aux imbéciles du coin,
ces adultes avariés, ces prolétaires unissez-vous, reproduisez-vous.
Personnellement, j'aurai toujours des atomes crochus avec ce genre de laissés
pour compte, de tarés candides.
Mais Ti-Paul avait le voisinage envahissant, le don de se signaler dans les
moments les plus inopportuns. Des fois le soir, je lisais tranquillement à la
chandelle puis tout d'un coup, je m'apercevais en faisant un saut (encore!) que
le Ti-Paul, maudit tarla, était dans la fenêtre à faire des grimaces et des
bye-bye à ma chatte Mimi. Depuis combien de temps était-il là? Ne faisait-il
que jouer avec la chatte ou m'espionnait-il? Je finissais par me poser toutes
sortes de questions sur lui, que je gardais pour moi, contrairement au
voisinage, qui semblait prendre plaisir à tromper son ennui en répandant des
rumeurs sur son compte. L'épicière avait interdit à ses enfants de jouer avec
Ti-Paul, alors que c'était son plus grand plaisir. Faut dire qu'il n'avait pas
souvent de visite sinon Momo, un autre assisté social qui arrondissait ses fins
de mois en bricolant des poêles et des frigidaires à gauche et à droite. Jamais
je ne l'avais vu avec une femme.
Mais les enfants, il se sentait bien avec eux, même s'il n'en manquait pas
pour se foutre de sa gueule, surtout passé l'âge de dix ans. Avec les enfants,
il ne se sentait pas en compétition, il devenait le centre d'attraction, le
meneur de jeu; avec eux, il oubliait la solitude, la pauvreté, la conscience
peut-être de son insignifiance; il oubliait que la seule fois de sa vie qu'il était
s'était éloigné de plus de vingt kilomètres de la basse-ville, c'était pour
aller cueillir des pommes à l'Île d'Orléans, à deux dollars la manne.
Ça fait maintenant douze ans que je n'ai pas revu Ti-Paul et je me demande
pourquoi je pense encore à lui. En définitive, hormis sa taille et son âme
candide, qu'avait-il de particulier? Il était attachant bien sûr, mais nos
relations n'ont jamais été marquantes.
Peut-être que je me souviens de lui parce qu'il est arrivé à un moment de
ma vie où j'avais encore assez de sensibilité pour m'étonner des autres. Je
n'étais pas encore une vieille pellicule passée date, surexposée, plus
impressionnable.
Quelque part, Ti-Paul symbolise la foule de nos relations involontaires,
celles qui vivent à la lisière de notre attention, en périphérie de notre
focus. Nous prenons conscience de leur existence l'espace d'un court instant,
le temps de passer à autre chose, de se laisser drainer là où l'on pèse. Qui
d'entre nous n'accorde pas l'essentiel de son attention qu'à quelques êtres
choisis, amants, amis ou ennemis, idoles ou famille? Les autres malgré tout,
épicières, quêteux, fonctionnaires, qui qu'ils soient, nous habitent et nous
attendent quelque part, dans un repli mystérieux, dans une cellule du cerveau
qui un jour peut-être fera son petit feu d'artifice avant de s'éclipser.
***
En mai, les choses allaient plutôt bien pour moi. Hydro-Québec m'avait
coupé mais je m'étais rebranché dans un logement inoccupé de l'étage au-dessus.
Je passais des circulaires.
Le soir, après l'ouvrage, j'avais souvent de la visite, je m'asseyais enfin
avec mes amis, heureux et fier d'en avoir, et on portait des toasts, des piles
de toasts qu'on beurrait généreusement. Ti-Paul venait parfois nous visiter.
Le bougre n'avait absolument aucune pudeur. Raté mais sans gêne. Une fois,
il se mit à nous raconter qu'alors qu'il regardait un Playboy en chiant, un de
ses verres de contact était tombé dans la toilette. Comme dans un ralenti au
cinéma, il l'avait vu dégringoler sur la revue, glisser poussivement le long de
la reliure, puis chuter entre ses jambes jusque dans ses besoins. Ti-Paul avait
été saisi d'un tel ahurissement que son dentier et la revue avaient suivi le
chemin du verre. Pour récupérer le tout, il avait du drainer le contenu de la
cuvette dans une chaudière, en pompant un tuyau avec sa bouche.
Et le Ti-Paul, il racontait ça candidement à mes amis, voyant certains
d'entre eux pour la première fois!
Louise trouvait que c'était un triste et pauvre gros con; Raymond l'aimait
bien et l'avait dessiné au volant d'une Studebaker '54, sa bagnole favorite;
vaguement intéressé, Jerry Boy pensait s'en inspirer pour un personnage
secondaire d'une de ses pièces de théâtre et Catherine, mystique devant
l'éternel, affirmait que Ti-Paul était la réincarnation d'un esclave qui avait
construit des pyramides en Égypte.
Mais hormis quelques commentaires en passant, peu leur importait Ti-Paul,
c'était qu'un voisin, c'était rien.
À l'automne, je me mis à travailler avec Ti-Paul. Notre propriétaire, Bona
Talbot, petit requin de l'immobilier, possédait plusieurs bâtisses dans la
région de Québec. Il engageait au noir des assistés sociaux, plusieurs étant de
ses locataires, pour rénover ses maisons à logement. Notre salaire était
soustrait du montant du loyer.
C'est comme ça que, bien trop tôt un Samedi matin, les yeux encore gluants
de rêves mal rembobinés, je me suis retrouvé dans un Econoline avec Ti-Paul et
Bona, en route pour nettoyer et rénover une maison à Saint-Nicolas. Au village,
nous sommes arrêtés pour prendre deux tatoués patibulaires, de petits trapus en
camisole, locataires de Bona eux aussi.
Éloignée du village, la maison en bardeaux usés que Bona venait d'acheter
avait jadis été une école de rang. Les derniers locataires, une famille de
Marocains qui élevaient des moutons, avaient été évincés par les bons soins de
Bona.
Je ne m'attendais pas à faire de la manucure mais l'ampleur des dégâts
dépassait largement mon estimation.
Pendant que Pedro et Jim, les deux tatoués, arrachaient le préfini au
rez-de-chaussée, Ti-Paul et moi on affrontait la cave, un capharnaüm suintant
d'humidité, débordant de manches de pelle, des roues de charettes, des phares
d'auto, de vieilles licences rouillées clouées sur les murs et de cuves de
toilette ébréchées. Sur le sol en terre battue, il y avait de petits tas
d'avoine, des peaux de mouton mitées, des os à moitié grugés et des étrons
autour desquels des mouches virevoltaient frénétiquement. Des
souris avaient creusé leur chemin dans la mousse isolante des murs, des
araignées tendaient leur toile un peu partout à travers cet enchevêtrement
malodorant. J'ai exigé que Bona nous trouve des masques.
Le rez-de-chaussée et le premier étage étaient décorés dans le même style.
Au premier se trouvait une chambre de bain surélevée de trois marches, en
dessous desquelles était aménagée une sorte de cubicule rempli de vieux
journaux, de revues et de vêtements qui sentaient l'urine, comme les matelas
dans les chambres, moisis, avec des sommiers auxquels il manquait bien sûr
quelques ressorts.
Tout le terrain était à l'avenant, jonché de crottes, de morceaux de bois
pourri, de vitre cassée, de laine de mouton, de bouteilles de vin et de gallons
de plastique vides.
Le midi, l'appétit me manquait, l'environnement répandant ses fragrances
douteuses jusqu'au creux de mes sandwichs. Les deux cocos tatoués parlaient
cul, cru et dru. Ils avaient vite fait de saisir la nature innocente de Ti-Paul
et ne se privaient pas de l'asticoter.
-Mon Bona, y a une de ces poupounes qui s'est installée au village! Mon
boy, Pamela Anderson a l'air d'être faite creux à côté d'elle.
-Ah ouin? répondait distraitement Bona en mâchonnant son sandwich, occupé
qu'il était à évaluer l'ouvrage qui restait à faire.
-Moé j'l'ai vue à l'épicerie Richelieu la semaine passée. Elle avait une
p'tite jupe blanche ben moulante pis était penchée pour ramasser une canne de
jus de tomates dans le bas de l'étagère. T'aurais du voir le cul! Man, j'y
aurais mis ma grosse graine dedans drette-là!
-Grosse graine, grosse graine, c'est toé qui l'dit mon Jim! Tchèque
not'Ti-Paul! Si la sienne est proportionnelle, ça doit être une méchante
courge! Eille eul'Grand, t'aimerais pas ça t'faire une belle plotte? T'as jusse
à aller dans la rangée du jus d'tomates!
Ti-Paul baissait la tête en rougissant, en bafouillant je ne sais quoi. Les
deux bozos se tapaient sur les cuisses en riant et en postillonnant leur ginger
ale.
La deuxième journée a ressemblé à la première. C'était l'été des Indiens et
il faisait chaud; à cause des masques, nous suïons deux fois plus. Ti-Paul
travaillait tout seul à vider à la pelle un cabanon à l'autre bout du terrain
pendant que je me tapais Jim et Pedro au premier étage de l'ancienne école,
dans les déjections, les sanies, le bout de la marde. Ils avaient bien essayé
de me faire à leur main en me donnant les tâches les plus ingrates mais j'en
avais vu d'autres.
À la fin de la semaine, le travail était assez avancé, Bona était content.
Il a été chercher de la bière au village. Nous l'avons dégustée sur le balcon,
devant le soleil couchant, accotés sur des sacs de vidanges emplis à ras bord.
À neuf heures du soir, nous étions déjà pompettes. Pedro et Jim nous avaient
quittés.
Assez mystérieusement, Bona nous demanda de le suivre. Nous avons marché
cinq minutes pour aboutir dans un beau champs de pot fleuri. Bona nous a
regardé dans les yeux et a dit: «Les gars, vous m'aidez à ramasser tout ça,
vous en parlez à personne pis y en a un beau sac pour chacun de vos deux. Moi
je retourne au camion pour emballer tout ça. Toé le grand, tu coupes les plants
avec le cutter, tu les attaches ensemble pis tu les donnes à Denis qui vient me
les porter. On opère vite les boys, faut que ce soit fini d'ici une heure.»
On s'est mis à l'ouvrage. Ti-Paul me chargeait de gros paquets que je
transportais tant bien que mal dans l'étroit et raboteux sentier, faiblement
éclairé par le croissant de lune, les branches des arbres me griffant le
visage, s'emmêlant dans les têtes de cannabis. Relax, pépère, Bona m'attendait
assis dans la boîte arrière de l'Éconoline avec une pile de sacs de vidange
dans lesquels il emballait les plants. Il me prodiguait ses bons conseils,
m'enjoignant de ne pas traîner et de n'en pas perdre une miette. Je le
regardais en souriant sans rien dire en me débouchant une autre bière. J'avais
moi aussi hâte de partir, j'avais bu plus que mon quota, j'étais crevé et même
dans ce petit coin de campagne perdu, les flics me rendaient anxieux. Mais pour
rien au monde je n'aurais voulu donner à ce sympathique enculé l'impression de
plier.
J'étais à l'orée de la clairière où poussaient les plants, revenant de mon
cinquième voyage, quand les choses se sont gâtées. Alors que Ti-Paul nouait des
plants, un grand type roux a surgi à l'autre bout du champs. Il a embrassé la
scène d'un regard, ses yeux se sont agrandis, il a lâché un sonore «Tabarnak!».
Le Roux s'est précipité vers un Ti-Paul paralysé par la stupeur, dont la
seule réaction, même s'il dépassait largement le type en poids et en taille,
fut de s'accroupir par terre, les mains par-dessus la tête. Le Roux a eu le
temps de lui asséner quelques coups de poings et de pieds. Mais sa rage est
vite retombée. Il devait sentir que quelque chose clochait dans la scène, que
l'être pitoyable qu'il avait à sa merci ne pouvait être l'instigateur de cette arnaque.
Mais en me voyant, la colère l'a repris et il s'est approché de moi avec de
mauvaises intentions. La roche que j'avais ramassée l'ayant ramené à de
meilleurs sentiments, il s'est contenté de m'abreuver d'insultes.
Ça n'a pas été long que j'ai compris que la plantation de cannabis lui
appartenait, pas à l'hostie de crosseur de chien sale de Bona, qui non
seulement nous laissait le gros de l'ouvrage mais les risques en plus.
J'ai aidé Ti-Paul à se relever, j'ai expliqué au Roux en le regardant droit
dans les yeux et en parlant lentement mais fort que le responsable de tout
cela, c'était le gros con chauve avec une bedaine qui avait racheté l'ancienne
école.
Nous sommes donc retourné à l'école. Nous avions laissé le pot là
évidemment, mais j'avais gardé ma roche. Et dans le sentier, je m'arrangeais
toujours pour que le type ne soit pas derrière moi.
Quand nous sommes arrivés à destination, Bona s'était assoupi, dodelinant
de la tête, toujours assis dans la boîte arrière du camion. Inutile de dire
qu'il a fait un saut en nous voyant. Juste pour la face qu'il a fait en se
réveillant, j'aurais donné ma paye de la semaine.
Le pire, c'est que Bona et le mec étaient loin de se rencontrer pour la
première fois, le vol du pot semblant finalement n'être qu'une parenthèse un
peu cahoteuse entre vieilles connaissances. Alors je les ai laissé régler
l'histoire entre eux, j'ai pris la trousse de premiers soins dans l'Éconoline
et j'ai ammené Ti-Paul dans l'école pour laver et panser ses blessures. Il
avait la tête bien basse le pauvre, n'interrompant ses silences que pour
bafouiller quelques phrases sans queue ni tête.
****
Peu après cet épisode, j'ai quitté mon logement de la basse-ville, la
barraque étant invivable. Un inspecteur de l'Hydro avait découvert mon branchement
illégal; Bona avait entrepris de bruyants travaux d'excavation à cause de
problèmes avec l'arrivée d'eau, et mon logement était infesté d'indésirables
bestioles: abeilles, asticots, mulots, un véritable et invendable pet-shop. Je
devais encore une partie du montant du loyer à Bona. Me voyant partir, il s'est
un peu récriminé mais sans grand espoir. Le cher homme a bien senti que toute
tentative de recours juridique pourrait se retourner contre lui.
Je me suis donc barré à Montréal, j'y songeais depuis un certain temps.
Quatre mois plus tard, quand je suis revenu à Québec, la bâtisse avait été
rasée. Il n'y avait plus qu'un terrain vague au coin de Corinne et Bernard, 15
mètres carrés de briques concassées et de pierrailles avec des affiches
froissées de starlettes que le vent agitait. Qu'est devenu Ti-Paul?
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