samedi 20 juillet 2024

BOUCHON 6

 Une partie du club d’amateurs de plantes carnivores est réuni avec Ulysse et Mathieu, les deux inspecteurs en civil, Morgan et son beau-père, Jean-Pierre, et la députée lutteuse Fanny Lagacé, qui poursuit la tradition dans la circonscription de Brome-Missisquoi, d’élire des « personnalités » davantage connues pour leurs exploits sportifs que pour leur conception du bien commun ou leurs compétences intellectuelles. Elle n’est pas bête pour autant et, dans les limites d’une appréhension résolument normative du monde et de son propre intérêt bien compris, elle se soucie davantage des autres et de la vérité que ce à quoi l’idéologie de son parti, qui est au pouvoir, ne l’y autorise.

- Dire qu’une fois, je suis resté pris deux heures sur la 10 entre le pont Champlain et Saint-Césaire dit Jean-Pierre en dépiautant la marmotte. Là, mais là, c’est le record absolu.

- Je vais t’expliquer, annonce Sarah, de manière un peu condescendante, en donnant au chien de Morgan les abats de l’écureuil. C’est simple. Le taux d’occupation des véhicules au Québec est de 1,3 %. Le pourcentage de la population qui possède un véhicule a augmenté, la population a augmenté et les bagnoles sont d’année en année plus larges et plus longues. Le réseau routier est pas conçu en fonction de tout ça . Et toc.




Fatima rapporte quelque chose qu’elle a lu sur l’étalement urbain en préparant une salade de choux gras cueillis par Gaston.

- L’étalement urbain, l’étalement urbain, répète Fanny Lagacé, faut bien que les gens restent quelque part. La population s’agrandit, c’est normal qu’on construise de nouvelles maisons.

Elle n’avait jamais rencontré Sarah mais on lui avait qui elle était. Une emmerdeuse. Trouble, big trouble. Sarah sait aussi qui est la députée. Pour l’instant, toutes deux font abstraction de leur statut un peu antagoniste.

- Je vous le concède, poursuit Sarah, On vient d’avoir une année record, c’est la première fois de l’histoire du Canada que la population du pays s’accroît d’un million de personnes en un an. Mais l’étalement urbain ne correspond pas véritablement à la croissance de la population. Il y a la suburbanisation, l’augmentation de l’espace pour chaque individu.

- À Cowansville, la population a doublé le temps que je claque des doigts, dit Jean-Pierre alors que mijotent l’écureuil et la marmotte. Ils ont rasé le bois McClure et les forêts derrière le Super C et le WalMart et ça continue à s’étendre. Derrière le Super-C, ils appellent ça le Quartier des comédiens. Tu penses que ça lui tente, à Gabriel Arcand, d’avoir une rue à son nom avec une SAQ, un salon funéraire, cinq blocs de condos de vieux ? Y a 2000 personnes de plus à Cowansville mais tous ces gens, on ne les voit jamais, y a personne dans les rues, personne ne marche. Ça ressemble pas à une vraie ville. C’est une banlieue de banlieue.

Il en sait quelque chose puisqu’il est peintre en bâtiment et qu’il a bossé dans ces nouveaux quartiers.

- 2000 personnes de plus, commente Sarah en touillant la popote, qui travaillent à peu près tous vers Montréal. Et tout ce que ça rapporte comme commerces et vie sociale supplémentaire, c’est trois magasins de bagnoles et un magasin de vapoteuses. Pas de galerie d’art, de clubs d’échec, d’association de citoyens, nada. C’est une ville-dortoir.




La député-lutteuse observe la scène. Ce n’est pas qu’elle soit manipulatrice, mais elle se rend bien compte qu’elle a eu du flair de rester ici alors qu’elle pu quitter ce cauchemar n’importe quand. « J’étais là. » Elle aura une crédibilité supplémentaire auprès des électeurs.

- Vous êtes ben impatients. Ou nostalgiques, je sais pas. Les nouvelles familles vont prendre racine. Les commerces vont finir par se développer, des activités vont se créer.

- Tous ces monsters-houses à Bromont, c’est dément, observe Gaston. Ils vivent à deux là dedans. Dans ma jeunesse, on était six dans une maison deux fois plus petite.

- S’ils peuvent se le payer, je vois pas de mal à ça, rétorque un des agents de sécurité en civil.

-Les monster houses c’est la métaphore exacte de la boursouflure de l’ego américain, énonce Sarah. Les gens se sentent tellement seuls dans leur maison qu’ils s‘inventent des personnalité multiples pour les peupler. Je pense que…

Fanny Lagacé l’interrompt, contente d’en placer une autre. « À la MRC, on a fait adopter les règlements de zonage pour faciliter l’établissement des tiny houses. À Sutton, aujourd’hui, y en a plus de 25 dans l’ancien quartier de la Filtex.

- J’aimerais ça en avoir une, rêve tout haut Fatima. Je trouve ça bien.

- Ouais, à côté de la Filtex. Ils doivent bien les entendre, les trains. Eux, ils voulaient être sur l’ancien golf, mais la mairie a préféré qu’il soit vendu à Audet pour ses condos qui respectent même pas la hauteur permise dans le secteur. Vous avez facilité les tiny house mais vous avez aussi enlevé les limites sur les Airbnb. À Sutton, ça s’ajoute au 34 % du parc immobilier qui est du logement locatif pour les vacanciers, où les propriétaires font ce qu’ils veulent. Ça va devenir quoi, une ville de touristes et de bourgeois? C’est déjà ça anyway, personne d’autre a les moyens d’y rester. Et pis c’est bien joli, les micro-maisons, mais ça reste marginal, une solution d’individualistes, récupérée par quelques crosseurs qui ont trouvé une manière de faire la piasse en se faisant passer pour des visionnaires et des écologistes. 50 micro-maisons, ça a une plus grosse empreinte environnementale qu’un immeuble, et ça prend plus de place.

- Coudon, tu veux retourner à l’ère des communes?

Quelques voitures plus loin, un couple s’engueule

- Mais c’est très bon ce goulash, s’exclame Fatima. Vous me donnerez la recette.



***

samedi 6 juillet 2024

BOUCHON 5

 

JOUR 3


La circulation reprendra-t-elle avant que les poiriers ne meurent? Aube a décidé de ne pas prendre de chance.

À son instigation, Salvador, Livan et Fernando préparent le terrain pour transplanter les arbrisseaux sur le bord de la route, dans un carré de sol sablonneux miraculeusement dépourvu de renouées du Japon.

Aube aime bien l’idée de commémorer l’événement, de faire un legs horticole à la route. Elle se sent généreuse.

Salvador retourne patiemment la terre, Fernando enlève les pierres et les jette au loin pendant que Livan apporte les poiriers.

- C’est malheureux d’abandonner ces arbres ici. Tu crois que dans cinq ans, quelqu’un récoltera les poires?, dit Salvador

- Si les chevreuils ont pas mangé les arbres, répond Fernando, en arrachant les mauvaises herbes.

Les chevreuils font des déprédations sur la ferme où ils travaillent mais Aube Aubé est demeurée nonchalante et évasive face aux demandes répétées de Fernando de poser des clôtures.

Voilà environ trois ans que la femme d’affaires, en soif de renouveau et mue par un idéalisme confus, a fait l’acquisition de la ferme Jalbert. Elle a conservé les travailleurs étrangers qui y étaient déjà, comme Fernando et Salvador, mais a remplacé le soya, le maïs et la section maraichère par un vignoble et un potager d’espèces dites patrimoniales, une vraie lubie.

Fernando dédaigne les gringos, qu’il trouve paresseux et arrogants. Ils ont la chance d’être nés au Nord, voilà tout. Aube, il croit pas qu’elle a ce qu’il faut pour diriger une ferme. Mais il a un faible pour elle. Non pas tant du désir, bien qu’elle soit jolie, avec son petit nez fin, son corps potelé et ses cheveux courts. C’est son côté vulnérable, son côté petite fille, même si elle doit avoir plus de 45 ans. Sans trop être conscient de tout ça, Fernando a envie de la protéger. Et la protéger, c’est protéger la ferme où il travaille depuis 10 ans. Il y a pris racine. Il est fier de ce qu’il a fait ici et il aime le paysage, l’érablière, le ruisseau au bout du champs, et tout au fond, les montagnes. Quand Fernando va rentrer définitivement chez lui au Mexique partir son élevage d’abeilles, son affaire à lui, il veut que la ferme soit opérationnelle, impeccable. Salvador y sera peut-être encore, mais Livan, jamais. Le fainéant ne rêve que de se sauver aux États-Unis.

- Peut-être qu’on sera à la même place demain et qu’on reviendra les arroser?, dit ce dernier.

- Ça va pas durer éternellement cette histoire, voyons! Je pense qu’on sera parti d’ici pas longtemps, répond Salvador.

- Tu l’as dit hier, Salvador.

- Oui, mais cette fois c’est vrai, je le sens.

Fernando arrache des mains de Livan l’arbre qu’il s’apprêtait à mettre en terre.

- Voyons, tu peux pas les planter si proches. Salvador, fais un trou juste là.

Fernando n’a jamais aimé Livan, malgré les tentatives de celui-ci pour l’amadouer.

Fernando s’agenouille près du trou pour y mettre l’arbrisseau. C’est là qu’il voit l’araignée. Pas plus de quatre centimètres mais des pattes velues, cette figure terrible de la mort impitoyable. Fernando bascule par derrière, se meurtrissant une omoplate sur une roche. Il reste là, prostré. Il est saisi de vertige et d’une grande chaleur, la gorge asséchée. Il voudrait disparaître.

Salvador laisse tomber sa pelle et aide Fernando à s’asseoir. « Doucement, doucement, prends ton temps, respire, elle est partie. »

Ça fait déjà quelques années qu’il travaille avec le manchot mexicain et qu’il a pu constater sa bizarre terreur des araignées. En plus qu’ici, elles sont si petites comparées au Mexique.

Au fil du temps, Salvador l’a vu réagir de manière plus ou moins forte selon les situations. Une fois, il est resté10 minutes couché sur le sol, le regard fixe, il ne réagissait plus à rien, Salvador était sur le bord d’aller chercher des secours. Fernando est une légende chez les travailleurs agricoles d’Amérique latine et même chez les fermiers canadiens. Il était déjà assez connu au Mexique pour qu’un pomiculteur ontarien futé, qui avait en entendu parler, se rende dans l’Aguascalientes pour le voir travailler. L’engager avait été la meilleure affaire de sa vie; les autres employés, qui pour plusieurs détestaient Fernando, s’étaient mis à bosser plus vite pour égaler son rythme. Après deux ans, le type avait offert à Fernando de lui payer une prothèse mais il avait refusé.

Livan observe la scène, sidéré. Ce connard de contremaître pète-sec le regarde de haut mais il chie dans son pantalon à la vue d’une bestiole de rien du tout. Il s’apprête à lâcher une vanne mais le regard de Salvador l’en dissuade. En tout cas, il va se souvenir de ça.





***

Sarah relève son second piège dans un boisé entre deux champs de maïs. Sarah dégage la bête du fil de laiton et la place dans sa besace avec la marmotte. Pour ses voisins du bouchon, elle va préparer un goulasch d’écureuil comme le lui ont enseigné des Roms hongrois voilà quelques années. Avec un extra siffleux.

À l’époque, elle et Tibor, un patrouilleur, arpentaient l’est du parc de Bükk en repérage d’un endroit pour dévier un sentier ravagé par de trop nombreux touristes. Leur marche les avait menés le long d’un ruisseau, qui descendait en cascades une zone abruptement déclinée. Au bas de celle-ci, dans une hêtraie, une famille mangeait autour d’un feu. L’homme s’était levé rapidement, faisant tomber sa casserole, inquiet, agressif, prêt à faire face. Sarah se doutait bien que c’était des braconniers.

La femme avait désamorcé la situation en leur offrant de sa becquetance. De l’écureuil. Un pacte s’était établi. Sarah avait pris soin d’éviter le secteur dans le nouveau tracé du sentier. Elle retournait voir la famille de temps en temps, qui l’appelaient La Francia, à cause de son accent.

Un jour ils étaient disparus pour de bon.

Puis, le parti Fidesz-MPSZ, Victor Orbán en tête, avait été porté au pouvoir. Il avait durci la politique anti-immigration du pays, érigeant des clôtures aux frontières de la Serbie et de la Croatie, accordant des pouvoirs supplémentaires à l’armée et à la police.

Sarah aidait des immigrants clandestins à entrer au pays. Le parc de Bükk était à la frontière de la Slovaquie, bien placé pour aider les Syriens, les Afghans, les Ukrainiens... Ensuite, on les emmenait à Miskolc, à Sopron, à Debrecen ou encore à Budapest.

Mais le réseau du parc avait été démantelé, probablement dénoncé par un employé. Le Fidesz avait été élu avec une grande majorité; après tout, il était fatal que quelqu’un au parc partage son idéologie. Plus tard, le pouvoir se rendrait compte que par-delà sa politique xénophobe, il avait tout de même besoin de faire venir de la main d’oeuvre de l’extérieur. Si possible, d’une couleur pas trop voyante.

En attendant, après une semaine de détention, Sarah avait été mise de force dans un avion pour la France sous prétexte qu’elle n’avait pas de passeport hongrois, elle qui possédait pourtant la double nationalité. Elle avait perdu son passeport, elle perdait toujours tout. Elle devait le retrouver des mois trop tard, inséré dans un bouquin.

La moitié du personnel de Bükk avait applaudi son départ. Elle les faisait chier avec ses principes, son perfectionnisme, sa francitude. Elle travaillait plus que tout le monde et mettait la barre haute.

Elle n’avait pas décoléré durant cinq mois. Ses amies l’avaient toujours connue passionnée et explosive, elle était devenue aigre, maussade et hargneuse, mal engueulée, égocentrique.

N’en pouvant plus, Sarah avait embrassé les siens et était partie faire la route dans les Amériques, cuisinière dans un camps de bûcherons en Oregon, bénévole dans une association de lutte contre le VIH à Nanaimo, prof de français à Thunder Bay et Dawson City. Elle avait descendu la rivière George en canot, fait partie d’une commune de glaneurs à Montréal...

Son embauche comme directrice générale du Parc forestier de Sutton avait mis fin à cette ère d’aventures avant son inévitable péremption. Le travail rêvé au moment parfait. Elle ne connaissait pas Brome-Missiquoi mais était tombée en amour avec son hippisme culturel, son hillbillisme résiduel, son esprit communautaire.

Le parc lui-même était fascinant même si beaucoup moins vaste que celui de Bükk. Les touristes n’en avaient que pour les vues panoramiques et elles valaient bien sûr le coup d’oeil. Mais à cause du climat, de la géologie, des hasards de la vie, le parc abritait des arbres rares aux formes fantastiques, poussant presque horizontalement pour soudainement faire un coude et se redresser vers le ciel, des spécimens de bouleaux blancs de la taille d’un poignet au niveau du sol qui, avec le temps, avaient fini par se rejoindre et ne plus former qu’un seul arbre. des pins haut de 10 mètres qui avaient réussi à croître dans deux centimètres d’humus couronnant des rochers, leurs racines descendant ensuite les flancs de celles-ci pour rejoindre le sol.

Une partie de la forêt du Parc de Sutton n’avait jamais été coupée, fait exceptionnel dans le Sud du Québec. Le reste n’avait pas été touché depuis près de 100 ans. Le PFS comprenait non seulement des arbres centenaires et matures mais des variétés disparues dans la région, comme la caryer ovale; on retrouvait dans ses écosystèmes des plantes classées vulnérables ou en voie de disparition. Sa frontière avec les États-Unis, son historique de bootleggers, lui ajoutaient une dimension mythique.

Sarah avait pris un soin jaloux de la forêt, comme si elle avait projeté sur elle toute cette attention qu’elle était incapable de s’accorder à soi-même ou aux autres. Avec son donquichottisme abrasif et inassouvi, invasif et insoumis, Sarah s’était rapidement gagnée une réputation d’emmerdeuse auprès des élus et des puissants. Ils avaient compris qu’il ne valait mieux ne pas l’affronter en public parce qu’elle était forte en gueule et articulée. Ils n’allaient pas pour autant laisser un pimbêche venue d’Europe gâcher le potentiel économique d’une aire en dormance.

Un bourdonnement se fait entendre dans le ciel alors que Sarah rejoint ses hôtes assemblés en bordure d’un terrain vague. Elle distingue vaguement un objet qui se rapproche lentement.

L’engin se stabilise au-dessus du groupe et commence à descendre. Christine Champigny, préposée aux bénéficiaires à l’hôpital de Granby, affiche un air ravi.

- C’est mon neveu Xavier! Il est tellement intelligent. Pis gentil à part ça!

Avec l’aide de Sarah, Mme Champigny défait le colis attaché au drone. Une salade de thon, une bouteille de 250 millilitres de Bordeaux, livrés de Stanbridge East, où son frère répare des électroménagers. Sa tantine le remercie au téléphone.