lundi 15 janvier 2024

Extrait de Bouchon

 

Le torse bien droit, le menton haut, Copabana Namasté et Gerry Rousseau relèvent simultanément les bras de côté en inspirant, les rabaissent en expirant, imitant les mouvements d’Arturio, un prof de tai chi qu’ils ont déniché plus loin dans l’embouteillage. En échange de son expertise, ils lui on promis des échantillons de produits naturels Mélancolia, dont ils sont distributeurs pour la région. Il s’agit d’un système de vente à paliers multiples. Car rien n’est plus factice que l’antinomie granola-capitalisme. Copacabana Namasté, professeure de yoga, et son mari Gerry Rousseau, naturopathe, sont des gens physiquement et financièrement sains. Ils font partie de cette frange épicurienne et proto-hippie qui a essaimé dans les Cantons au début du XXIe siècle.

Copacabana, Gerry et leurs amis Giroflée, Nahanni et Félix se sont aménagés un tout petit espace convivial en collant leur voitures. Arturio, lui, est un peu coincé entre deux véhicules, et l’ado narquois assis dans celui de gauche n’arrête pas de faire semblant d’ouvrir sa porte pour sortir. La relaxation n’est pas au rendez-vous. Le groupe a bien tenté de s’installer dans un espace plus grand, sur un terre-plein en aval, mais ils ont été repoussés par ses occupants.

Ils enchaînent maintenant la séparation de la crinière du cheval sauvage avec le coup de fouet latéral, Nahanni égratignant légèrement la peinture de sa Nissan Micra . Imperméables à la beauté et à la fluidité de leurs mouvements, à la discipline et à l’idéal incarné, trois gars ivres se sont hissés sur le capot de voitures et imitent les taichistes, récoltant les gloussements de quelques badauds.

Aube, elle, ne rit pas. C’est une femme qui apprécie la classe, la sophistication, et puis elle les trouve beaux ces gens. Aube a abandonné ses travailleurs agricoles et balade son spleen dans le huis-clos de l’embouteillage. Elle avait passé le temps en écoutant de la musique. Aube aime le jazz pas bon, celui qu’on subit volontairement dans des endroits chics et malgré soi chez certains dentistes, et qui abîmerait l’émail de l’oreille si l’oreille avait de l’émail.

Mais Aube a épuisé sa capacité d’écoute et la batterie de son pick-up; elle sue abondamment dans sa chemisette qu’elle a acheté aux Bermudes il y a trois ans. C’est le dernier voyage qu’elle a fait avec homme, Richard, qui la trompait en abondance, au point qu’il en avait des vergetures à la verge. Elle, c’est sa peine qu’elle a voulu tromper en rachetant la ferme du rang Kent. Une sorte de fuite, elle s’est réfugiée dans l’agriculture biologique comme d’autres dans la religion, mais rien n’empêche qu’elle devienne rentable. Aube a l’air gentille comme ça, vulnérable, mais c’est une habile femme d’affaires qui possède un restaurant huppé dans le Vieux-Longueuil et des actions dans une start-up du domaine de l’imagerie médicale. Elle a bien l’intention de fracasser le marché avec un rouge d’ici quelques années, elle pense déjà à racheter la terre du voisin. Je vais vous en faire, moi, du terroir.

Aube a du coeur mais néglige rarement son propre intérêt.

La chorégraphie s’enchaîne sur les mains tournant comme des nuages et l’éventail inversé quand une femme surgit entre les pratiquants avec une caméra montée sur la tête.

-Tuez-moi s’il-vous-plaît, dit-elle à Nahanni, en lui tendant une seringue.

- Non non non! Vas-t-en! crie Nahanni, les bras étendus et doigts écartés devant elle, dans une posture évoquant celle du paon à deux têtes, avant de se réfugier derrière sa Micra.

La femme se tourne alors vers Gerry Rousseau et réitère sa supplique. Gerry a la vague impression de la reconnaître et il n’a pas tort. C’est elle qui jouait le rôle de la fermière dans le blockbuster américain Moi, Bouddha et moi, adaptation du roman éponyme de Tony Kale tournée au Québec, qu’il a vu plusieurs fois.

La carrière de Francine Thériault a surtout été axée sur le théâtre expérimental et la performances, mais elle a atteint le succès avec ce film et la série Delvecchio. En parallèle, ses problèmes de santé mentale sont devenus hors contrôle et ont rendu sa vie trop souffrante pour ce qu’elle pouvait endurer. Convaincre l’appareil médical de lui octroyer l’aide médicale à mourir fut ardu.

- Tuez-moi s’il-vous-plaît, dit-elle encore en fixant Gerry dans les yeux.

- Vas-y, tue-la!, hurle un olibrius juché sur le toit de sa voiture.

- Madame, répond Gerry, je vais pas tuer personne. Pourquoi ne pas faire du tai chi avec nous? Ça rapportera de l’harmonie dans votre vie.